mardi 30 décembre 2008

Dans la douce profondeur



Quant à un présent, toujours présent, qui ne s'en aille point en un passé, ce ne serait plus du temps, ce serait l'éternité. (Saint Augustin) 





Robert Walser, Sur la terrasse

 

C’était un jour quelconque. Je ne peux pas dire l’heure avec précision. Je me trouvais sur une sorte de terrasse taillée dans la roche et, appuyé sur la simple balustrade, je regardais dans la douce profondeur. Il commença alors à pleuvoir à flots, d’une pluie tendre et caressante. Le lac changeait ses couleurs, le ciel était dans un émoi merveilleux et doux. Je m’abritai sous le toit d’un petit pavillon qui se trouve sur le rocher. Toute la végétation fut bientôt détrempée. En bas, dans la rue, quelques personnes s’étaient réfugiées sous le feuillage dense des marronniers comme sous d’amples parapluies. Cela avait l’air si étrange que je ne pouvais pas me rappeler avoir jamais vu quelque chose de pareil. Pas une seule goutte de pluie ne pénétrait la masse compacte des feuilles. Le lac était en partie bleu et en partie gris obscur. Et dans l’air, cette chère et si agréable rumeur d’orage. Et cette douceur partout. J’aurais pu rester là des heures et me délecter de la vision du monde. Finalement, je m’en allai quand même.




lundi 29 décembre 2008

L'homme à l'affût





"Les métros, comme les tramways […] sont des lieux de passage. Tu entres dans un véhicule qui bouge, qui te déplace (...) et dans lequel tu n’as rien à faire. À ces moments-là, tu es soumis à une espèce de passivité totale pendant que tu es conduit à une destination déterminée. C’est alors que se produit en moi le phénomène de la distraction. Il est évident qu’il y a en moi quelque chose qui se déplace, et je me mets à penser, par exemple, comme il m’est arrivé l’autre jour entre les stations Ségur et Duroc, je me mets à penser à l’année 42, quand je suis allé avec un ami dans la jungle de Misiones, et j’ai passé le temps à chasser et à mener une vie sauvage à la frontière du Paraguay. Je me souviens de beaucoup de détails, d’une quantité de choses qui sont arrivées pendant ces trois mois. Je vois à nouveau mon ami qui est mort, que j’aimais beaucoup, je me rappelle les conversations avec cet ami quand nous étudiions ensemble, les problèmes politiques de cette époque-là, les professeurs, les fiancées... enfin, “une recherche du temps perdu” ; je suis égaré dans tout ça, dans une remémoration détaillée et interminable. Et le phénomène qui se passe en moi c’est que ― et ici, je suis absolument formel ―, tout d’un coup, il y a quelque chose, un clic, qui me dit que j’arrive à ma station. Deux stations sont passées. Montre en main, on peut constater que le voyage a duré deux minutes et dix secondes. Si, quand je sors de cet état de distraction, je développais dans ce temps-ci tout ce que à quoi j’étais en train de penser […], j’aurais besoin, au moins, d’une demi-heure. Comment puis-je revivre tout cela en un peu plus de deux minutes ? Comment fonctionnent ces temps-là ? Le fait de m’être trouvé dans une autre dimension du temps est pour moi une ouverture passionnante. Parce que si cela nous arrive d’une manière involontaire, ça veut dire que l’homme aura peut-être la possibilité de provoquer volontairement ce phénomène et de multiplier ainsi, énormément, le temps. Si je pouvais m’installer de manière permanente dans cet autre temps... mais le malheur, c’est que j’en reviens toujours."

(extrait de Les révélations d’un cronope. Entretiens avec Julio Cortázar de E. G. Bermejo)






― C’est surtout ton bon Dieu que j’ai sur l’estomac, murmure Johnny. Viens pas me faire braire avec ça, je le permettrai pas. Et s’il est vraiment de l’autre côté de la porte, je m’en fous. T’as aucun mérite à passer de l’autre côté de la porte si c’est lui qui t’ouvre. Ah ! si on pouvait l’enfoncer à coups de pied, cette porte, ça oui, ça serait quelque chose. Démolir la porte à coups de pied, éjaculer contre la porte, pisser un jour entier contre la porte. Ce soir-là, à New York, j’ai cru que je l’avais ouvert avec ma musique, mais il a bien fallu m’arrêter, alors le salaud me l’a refermée au nez, tout ça parce que j’ai jamais prié pour lui et que je prierai jamais, je veux rien savoir, moi, de ce portier en livrée, de ce groom qui ouvre les portes si on lui glisse un pourboire, de ce… 

CortázarL’homme à l’affût (El perseguidor), 1959



samedi 27 décembre 2008

Vie du perroquet Morgan




"Le perroquet Morgan était âgé d’une soixantaine d’années, ce qui correspond en gros, à l’échelle humaine, à une soixantaine d’années […] Son oeuf était éclos à l’est du Cameroun, dans un modeste nid situé entre Deng-Deng et Meiganga. Par son appartenance à une variété tellement minoritaire, sans doute eut-il à souffrir d’un certain ostracisme avec ses congénères issus des principaux clans de psittacidés, qui constituaient de puissants groupes d’influence dans toute l’Afrique tropicale. Il connut néanmoins une enfance heureuse, choyé par une famille à qui tenait à cœur la perpétuation de la sous-espèce, dans l’évitement soigneux de toute mésalliance. L’animal apprit rapidement à imiter une bonne centaine de bruits de brousse, feulements de fauve, chants de collègues, pluie et vent, puisant sans retenue dans le répertoire de ses aînés. Il ne possédait en revanche aucune notion de bantou avant sa rencontre, sur sa vingt-cinquième année, avec une horde de chasseurs venus du levant qui pénétrèrent un beau matin dans son coin de brousse résidentielle à la suite de quatorze gnous, et massacrèrent ceux-ci sous l’œil éveillé de l’oiseau gris, perché non loin sur une racine aérienne de figuier. Morgan profita de l’occasion pour assimiler quelques exclamations cafres, un peu de vénerie bantoue, le cri du gnou frappé à mort. 

Il ne rencontra plus aucun sapiens durant la vingtaine d’années qui suivit, au cours desquelles il mena une existence classique de perroquet, membre estimé de sa communauté, bientôt heureux père de trois petits Morgan, pas plus, la logique génétique d’une sous-espèce rarissime affectant un numerus clausus à sa fonction reproductrice. 

Âgé de quarante-quatre ans, au cours d’une réunion de famille sur les basses branches d’un bananier, il aperçut un groupe d’humains blancs vêtus de blanc, escortés d’humains noirs vêtus de pagnes. Tous semblaient fatigués d’avoir marché longtemps. Un des blancs portait une barbe pointue ; quand il parlait, les autres obéissaient. Il désigna le couvert du bananier pour qu’on s’y reposât un peu parmi les welwitschies. Toute la famille Morgan s’était naturellement tue à l’arrivée des inconnus, mais au bout d’un moment, ceux-ci paraissant assoupis, on reprit la conversation interrompue, d’abord à bas bruit, puis cela dégénéra en un piaillement frénétique qui tira de son sommeil l’homme à la barbe pointue. Celui-ci ouvrit les yeux, les écarquilla sur le groupe d’oiseaux pérorant au-dessus de lui, sauta sur ses pieds et se mit à hurler deux ou trois phrases, toujours les mêmes, que la famille Morgan reprit en chœur aussitôt. À ce bruit, les indigènes se levèrent comme un seul indigène, déployèrent un filet et cinq minutes plus tard, la rafle achevée, les deux tiers des Morgan étaient pris. Barbe-pointue fit son choix parmi les captifs dont il ne retint finalement que deux individus, Morgan et un cousin, que l’on mit plusieurs jours à transporter jusqu’à la mer dans une cage accrochée à des perches ainsi qu’une arche d’alliance. Puis on les répartit dans des caissons distincts, chargés sur un cargo qui longeait vers l’ouest la côte de l’Or, la côte d’Ivoire, la côte des Graines, avant de remonter au nord avec une escale au Cap-Vert et une autre à Las Palmas. À Tanger, on transféra Morgan et son voisin dans de nouvelles cages climatisées, puis le bateau ne retrouva la terre qu’au Havre. 

Le cousin partit aussitôt vers Paris où, près des grilles du Jardin des Plantes, l’attendait un réduit donnant sur la Seine, ce qui le changea bien de la seule rivière qu’il eût jamais connue, qui était le quatrième affluent sur la gauche en remontant le fleuve Sanaga. On le céderait plus tard au zoo de Vienne, en échange d’un élan. Quant à Morgan, il passa quelques jours dans le noir au fond d’un dock, sur le port du Havre, avant d’être adopté par un ornithologue de Bruges chez lequel il vécut sept ans, correctement nourri, en compagnie de femelles d’une branche assez proche de la sienne pour qu’il en retirât quelque opportunité tout en s’initiant au flamand. Un jour, des huissiers vêtus de noir et de bleu foncé vinrent saisir les meubles du savant, confirmant une ruine déjà sensible depuis quelques mois à la fraîcheur irrégulière des graines et des fruits. Morgan fut vendu aux enchères à la mère supérieure d’un collège religieux situé à dix kilomètres de Bruges, vers Blankenberge. Depuis les fenêtres du bureau de la supérieure, près desquelles on avait disposé l’animal sur un perchoir avec une chaînette et un godet, il pouvait considérer la mer du Nord."

Jean Echenoz, Cherokee (1983), p. 146-148



mercredi 24 décembre 2008

Éternel à peu près



« En vérité, tout, je vous assure, peut, absolument, répondre à tout : c'est le grand kaléiodoscope des mots humains. Étant donné la couleur et le ton d'un sujet dans l'esprit, n'importe quel vocable peut toujours s'y adapter en un sens quelconque, dans l'éternel à peu près de l'existence et des conversations humaines. — Il est tant de mots vagues, suggestifs, d'une élasticité intellectuelle si étrange ! et dont le charme et la profondeur dépendent, simplement, de ce à quoi ils répondent !
Un exemple : je suppose qu'une parole solitaire... le mot "déjà !" soit le mot que devra prononcer, — en tel instant, — l'Andréide (...) Ah ! songez à combien de questions ou de pensées ce seul mot peut répondre magnifiquement ! Ce sera donc à vous d'en créer la profondeur et la beauté dans votre question même. »
 

Villiers de l’Isle-Adam, L'Ève future (1886) 
Livre V, chapitre I


lundi 22 décembre 2008

Petites histoires sonores


Comme j’arguais d’avoir assisté et même participé à des enthousiasmes très recommandables, il répondit : “Vous êtes plein d’erreurs, et si vous manifestiez tant d’enthousiasme, c’était avec la secrète pensée qu’un jour on vous rendrait le même honneur ! Sachez donc bien qu’une véridique impression de beauté ne pourrait avoir d’autres effets que le silence...? Enfin, voyons ! quand vous assistez à cette féerie quotidienne qu’est la mort du soleil, avez-vous jamais eu la pensée d’applaudir ? Vous m’avouerez que c’est pourtant d’un développement un peu plus imprévu que toutes vos petites histoires sonores ? Il y a plus... vous vous sentez trop chétif et vous ne pouvez pas y incorporer votre âme. Mais, devant une soi-disant œuvre d’art, vous vous rattrapez, vous avez un jargon classique qui vous permet d’en parler d’abondance.” Je n’osai pas lui dire que j’étais assez près d’être de son avis, rien ne desséchant la conversation comme une affirmation ; j’aimai mieux lui demander s’il faisait de la musique. Il releva brusquement la tête en disant : “Monsieur, je n’aime pas les spécialistes.”
 

Claude Debussy, Monsieur Croche antidilettante

dimanche 21 décembre 2008

La vie est là, simple et tranquille


Au coin du marchand de journaux, sur le Vieux Port, hier. Nous contemplions arrêtés le crépuscule, un seul nuage aux franges moutonnantes buvait le jaune d’un ciel violet, tout cela très doux et pâle. Il y avait peut-être quinze secondes que nous étions ainsi debout, tête en l’air, bouche bée, quand une petite femme m’a touché le bras. Vêtements bleu sombre, frange brune, tête un peu tassée de nonne, oeil perçant et fou sous les lunettes, tête d’institutrice aussi, elle me souriait au bord de l’extase. 
― Ça se sent tout de suite que vous êtes des artistes. 
J’avais revu l’avant-veille Pour un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute, dans l’interprétation géniale de Dussolier et Trintignant. À un moment, le second rappelle au premier un épisode de leur jeunesse, lui reprochant d’avoir sommé ses camarades de randonnée d’admirer le coucher du soleil, et prolongé cette pause poétique au-delà du supportable. Étais-je un de ces poseurs ? La petite femme, que nous appelerons Thérèse, me disait comme c’était rare, de voir des gens badant le crépuscule, que cela lui faisait plaisir à un point que, comme c’était formidable de se reconnaître, entre poètes. J’opinais, embarrassé. Elle en ferait un roman, disait-elle, si elle s’écoutait. Elle n’écoutait pas, en tout cas, mes timides réparties, de l’ordre du murmure phatique. Thérèse m’expliquait maintenant qu’il y avait quatre sortes de vents à Marseille, et que celui venant de la mer donnait au ciel ses plus belles couleurs. Elle avait 51 ans. Le ciel cependant s’assombrissait. J’esquissais des pas en arrière, des sourires en avant. Thérèse se souvenait des premiers pas de l’homme sur la lune. Qu’on l’avait photographiée, enfant, ici même, sur le port, au milieu des pigeons. C’est qu’elle en avait des choses à me dire.
Je n’étais intérieurement qu’une immense narquoiserie. Étais-je un monstre de cynisme ? Enfin nous nous séparions. Le sarcasme refluait, je me voyais de nouveau libre de la trouver sympathique. Je tournai la tête alors et J. aussi. Le nuage s’était morcelé, et rutilait. C’était superbe. Nous avons rebroussé chemin, traversé la rue pour nous poster sur la bande de pelouse qui fait île entre les bars et la mer, où des palmiers miteux berçaient leurs palmes. Un orange surintense nous dominait dans un bleu indéfinissable (si j’étais poète, je m’y essaierais). Tout aurait été parfait si je n’avais pas, soudain, cherché des yeux Thérèse, cherché risiblement l’admiration de Thérèse, témoin de ma belle âme, sœur en cuculterie. Si je devais mépriser quelqu’un, c’était moi-même. Toutes ces pensées à peine formulées s’enfuirent dans la perspective de la rue Paradis, que je regardais peu de temps après, la nuit tombée ― les décorations de Noël s’y perdaient joliment, tristement ― au-delà du mal et du niais.



vendredi 19 décembre 2008

Christmas pudding




1, place de l’Archange, telle est l’adresse de l’église Saint-Michel, que je connais bien, ayant vécu longtemps dans une de ses rues adjacentes. Son curé est le père Bernard Lorenzato, dont la triste photomaton flottait dans la page trois du luxueux programme distribué avant que ne commence le traditionnel Concert de Noël qu’il accueillait hier soir dans son temple. En page 1 on découvrait la tête hilare de Jean-Claude Gaudin, qui ressemble de plus en plus à un Charles Trenet chauve et goitreux, au-dessus d’un texte qu’il signait et qui disait que c’était une joie d’offrir, cette année encore, un "concert gratuit de qualité" aux Marseillais. Un ami m’avait proposé d’y assister, j’avais dit pourquoi pas. Et dans les premières minutes du concert, j’ai trouvé que c’était une excellente idée : le léger froid autour des oreilles valait pour un champ de neige, toutes ces vieilles personnes sous les arches avaient un je ne sais quoi de touchant, et l’harmonieux crescendo qui ouvre l’anthem Zadok the Priest de Händel vous gonflait joliment la poitrine avant que n’entre avec éclat le choeur ― cette magie-là on en voulait bien, cette foi des vieux âges, on cherchait des yeux un pauvre pour lui fourrer une orange dans les mains, tout allait bien. La pièce du même Händel qui suivait, très nue (un austère Salve Regina pour soprano, orgue et violon), laissait mieux passer le froid et j’ai remis ma veste. La chanteuse invisible se tenait près de l’orgue et les deux écrans géants disposés devant la nef n’étaient pas d’un grand secours pour la sentir plus proche : l’image, en plus d’être inversée (je me disais aussi que les aigus sur le clavier n’étaient pas à gauche), était d’une définition très médiocre et la soprano, dans une ambiance très Fantôme de l’Opéra, se résumait à une partition s’agitant vaguement dans les ténèbres. Trois petits et très beaux choeurs de Britten suspendirent la progression d’une sensation de froid pénétrante, qui reprit de plus belle dès les premières mesures du Te Deum HWV 283 de Händel encore. J’ai renoué mon écharpe autour de mon cou mais rien n’y faisait, la plaisante illusion d’une communion populaire et mystique dans la musique laissait place à une douloureuse compassion pour ces millions de chrétiens qui à travers les siècles s’étaient gravement emmerdés sur de durs et froids bancs de bois car nom de Dieu qu’est-ce que c’est chiant, le Te Deum de Georg Friedrich Händel (1685-1759) ! Avec son noeud papillon et son sous-pull en laine, la basse ressemblait au président-fondateur d’un club de Scrabble, la mezzo ne cachait pas son ennui et la soprano flamboyait vainement dans sa robe rouge houppelande tandis que les airs martiaux moulinaient pompeusement à n’en plus finir leurs formules congelées dans la masse et que je n’étais plus très loin de claquer des dents. Sitôt jetée la dernière note F. et moi nous sommes pressés vers la sortie, la nuit était noire et sans doute possible le froid de gueux, le miracle de Noël cette fois encore n’a pas eu lieu.



mercredi 17 décembre 2008

Le silence des hommes



« La musique en effet est elle-même une sorte de silence, parce qu’elle impose silence aux bruits, et d’abord au bruit insupportable par excellence qui est celui des paroles. Le plus noble de tous les bruits, la parole ― car il est celui par lequel les hommes se font comprendre les uns des autres ―, devient, quand il entre en concurrence avec la musique, le plus indiscret et le plus impertinent. La musique est le silence des paroles comme la poésie est le silence de la prose, elle allège la pesanteur accablante du logos et empêche que l’homme ne s’identifie à l’acte de parler. Le chef d’orchestre attend pour donner le signal à ses musiciens que le public se soit tu, car le silence des hommes est comme un sacrement dont la musique a besoin pour élever la voix...
 » 

Vladimir Jankélévitch, Quelque part dans l’inachevé (1978)



mardi 16 décembre 2008

Pas de quoi pleurer


Abbas Kiarostami, Avec le vent (P.O.L, 2002) [sélection]
traduit du persan par Nahal Tajadod et Jean-Claude Carrière



Elle est éclose
elle s’est épanouie
elle s’est fanée
elle s’est défaite
pas un seul regard ne l’a vue

Aucune main au monde
ne peut rien
lorsque le ciel
a choisi la pluie

Une petite mouche
prise d’une envie de vomir
à l’odeur de l’insecticide
y a-t-il quelqu’un pour la secourir

Deux nonnes
boudeuses
se croisent
parmi les peupliers

Les aigrettes du pissenlit, de loin,
vinrent à la rencontre de l’étang
aucun ricochet

La discussion des nonnes
n’arrive nulle part
arrive enfin
le moment de dormir

Le fruit de deux journées
de travail de l’araignée
détruit
par le balai du vieux serviteur




Dans un temple qui date
de mille trois cents ans
il est
sept heures moins sept

Les nonnes finalement
restent en désaccord
sur la couleur de la salle à manger

Quand j’y pense
je ne comprends pas
la blancheur de la neige

Quand j’y pense
je ne comprends pas
pourquoi cet ordre
et cette majesté de l’araignée




Personne ne sait
qu’un petit ruisseau
né d’une source faible
a la mer comme but

Six chaises en bambou
se rappellent
la dernière tempête d’automne
dans la forêt de bambous

À peine trois gouttes de sang
fruit du travail de nuit de trois cents moustiques
dans une chaude nuit d’été

Les chants dans la rizière
joyeux et tristes
pour tous la même
mélodie

La luciole
éclaire sans regret
dans une nuit sans lune

Je ne crois en rien
autant
qu’à la fin de la nuit
et à celle du jour

Les larmes ne me laissent pas de répit
quand
il n’y a pas de quoi pleurer

Une araignée
a trouvé sa place
au coin de mon lit
depuis longtemps




mardi 9 décembre 2008

Et je continue à ne pas comprendre




Si, du moins, on pouvait se persuader que le temps n’existe pas, qu’il n’y a aucune différence entre une minute et plusieurs heures, entre un jour et trois cents jours, et qu’on est ainsi de plain-pied partout ! Ce qui fait tant souffrir, c’est la limite succédant toujours à la limite.
Notre âme captive dans un étroit espace n’en sort que pour être enfermée dans un autre espace non moins exigu, de manière que toute la vie n’est qu’une série de cachots étouffants désignés par les noms des diverses fractions de la durée, jusqu’à la mort qui sera, dit-on, l’élargissement définitif. Nous avons beau faire, il n’y a pas moyen d’échapper à cette illusion d’une captivité inévitable constituée successivement par toutes les phases de notre vie qui est elle-même une illusion. C’est la plus dure contrainte pour des créatures formées à la ressemblance d’un Dieu immuable et éternel.




Un de mes amis, un de mes frères vient de mourir. Il est élargi, celui-là. Il sait maintenant, depuis une heure, qu’il n’y a pas d’heures, que toutes les heures ou minutes ne sont absolument rien que des invitations, passagères autant que la foudre, à l’incompréhensible éternité.
Mais moi qui souffre de sa mort et pour qui les heures de souffrance paraissent avoir une durée infinie, je ne le sais pas, je ne le vois pas. Je ne vois pas même que la chère image, retenue en vain par toutes les énergies de mon cœur et de ma pensée, s’éloignent de moi comme les arbres du chemin s’éloignent du voyageur. La voilà déjà presque indistincte et s’effaçant de plus en plus. J’essaie de comprendre ce que me dit la Liturgie, à savoir que “la vie n’est pas ôtée, mais changée”, et que par conséquent, l’adieu qui me fut si cruel n’était qu’un au revoir dans une maison nouvelle qui est à deux pas de mon seuil. Seulement je mesure ces deux pas avec le myriamètre qui me sert à mesurer le temps de ma douleur et je continue à ne pas comprendre.


Léon Bloy, Méditations d’un solitaire en 1916, XXII



lundi 8 décembre 2008

Pompes ombreuses


« Qu’est-ce que la vie ? L’obscurité et le vide informe pour commencer, ou avant tout commencement ; puis cette pâle fleur de lotus qu’est la conscience humaine, flottant sur des eaux sans rivage ; puis quelques sourires radieux et des flots de larmes ; un peu d’amour et des luttes infinies ; des murmures issus du paradis et des railleries féroces émergeant d’un chaos anarchique ; la poussière et les cendres et, une fois encore, l’obscurité envahissante, comme si elle avait toujours été là, cernant ainsi notre existence fabuleuse, réduite à une île. Telle est la vie humaine, telle est pour l’homme l’inévitable somme de rire et de pleurs ― de ses soumissions et de ses actes ; de ses mouvements en tous sens vers tel ou tel but ; de ses soi-disant réalités et de ses refus intransigeants, pompes ombreuses et ombres pompeuses ; de tout ce qu’il croit ou découvre, de tout ce dont il assure le succès ou l’échec, de tout ce qu’il invente ou anime, aime, déteste, ou espère et redoute à la fois. Il en est ainsi, il en a toujours été ainsi et il en sera ainsi pour l’éternité. 

Cependant, l’abîme le plus insondable en laisse entrevoir un autre, plus insondable encore ; et dans les vastes demeures de la fragilité humaine, se trouvent des chambres distinctes, plus ténébreuses, d’une fragilité plus délicate et plus achevée. Que soixante-dix ans marque pour l’homme le terme d’une existence agréable et, plus encore, que bien avant cet âge, sa beauté et sa force soient tombées parmi les herbes folles de l’oubli, c’est là pour nous un signe de fragilité ; mais il est une fragilité en comparaison de laquelle ce cours ordinaire de la vie semble durer une éternité. Il est des cas, et ils ne sont pas rares, où une seule semaine, un seul jour, une seule heure, balaie tous les vestiges et les jalons d’une félicité mémorable ; où la ruine se propage plus vite que les averses sur les flancs des montagnes, plus vite que “les sons égrenés par un musicien” ; où “c’était” et “ce n’est plus” sont des mots prononcés par la même personne à la même minute ; où le soleil, qui à midi éclairait un univers stable et prospère, découvre, bien avant le crépuscule, un naufrage absolu, jusqu’à abolir totalement le souvenir le plus fugace d’un vaisseau voué au naufrage ou d’un naufrage voué à l’oubli. » 

Thomas de Quincey, La roue du malheur (The Household Wreck, 1837), début 

traduction d’Isabelle Py Balibar (José Corti, 1996)



samedi 6 décembre 2008

Coefficient d'absurdité



[...] C’est là à peu près ce qu’exprimait Montaigne, remarquant dès la première ligne du long essai qu’il a intitulé De la vanité qu’ « il n’est à l’aventure aucune [vanité] plus expresse que d’en écrire. » Je remarquerai en passant que cette lucidité de Montaigne, exceptionnelle ici comme partout, ne l’a pas empêché d’écrire son essai sur la vanité, ni l’ensemble des Essais. Et j’ajouterai cette considération aggravante, en ce qui regarde l’écriture en général, que celle-ci présente l’inconvénient supplémentaire de constituer un travail à la fois totalement inutile et totalement épuisant, et d’autant plus épuisant qu’il est ressenti comme plus inutile par l’écrivain qui s’y emploie, ou quelque auteur que ce soit, dès lors que celui-ci est bien conscient de ce qu’il fait, tel Zola qui fait dire à son porte-parole Sandoz, dans L’oeuvre : « Quand la terre claquera dans l’espace comme une noix sèche, nos oeuvres n’ajouteront pas un atome à sa poussière. » C’est pourquoi l’écriture, comme toute création, n’est pas seulement le plus vain des travaux, mais aussi, et c’est un comble, le plus laborieux et le plus pénible. Car un coefficient d’absurdité l’affecte davantage que toute autre forme de travail ; lequel, tel celui qui préside à l’élaboration d’un pain excellent ou d’un grand vin, peut du moins tabler sur une finalité tangible, sur une gratification à court ou à moyen terme. Ce qui n’est pas le cas de l’auteur, qu’il soit faiseur de livres, de musique ou de peinture, dont la vraie reconnaissance ne saurait venir, si par extraordinaire elle devait venir, que beaucoup plus tard et le plus souvent après sa mort. Et encore cette reconnaissance posthume, déjà très improbable en elle-même, jouirait-elle par surcroît d’un bénéfice peu appréciable en soi, puisque dans tous les cas la mort et l’oubli finiront bien par s’emparer d’elle à son tour, comme le suggère Zola dans la phrase citée plus haut. Face à l’ensemble des travaux concevables, pénibles certes mais plus ou moins nécessaires et plus ou moins payés, le travail d’écriture fait figure de travail à la fois supplémentaire et non payé. Je conçois donc très volontiers qu’on puisse tenir celui-ci comme une sorte de « maladie » ou de folie ; et qu’on pense avec le philosophe Tchouang-Tseu que « l’homme parfait est sans moi, l’homme inspiré est sans oeuvre, l’homme saint ne laisse pas de nom. »
 

Clément Rosset, Le choix des mots (1995)



vendredi 5 décembre 2008

Théorie


« Vous savez, lui dit-elle [...], beaucoup de gens pensent que la peinture sur soie est une activité de mémère. Non, je ne vous demande pas de vous récrier (Olaf n’avait rien dit) je sais que beaucoup le pensent. C’est le terme qu’ils emploient. Mémère. Ma malchance, c’est de me passionner pour une forme d’expression artistique fondamentalement déconsidérée. J’ai bien conscience qu’en la pratiquant, je m’expose aux plaisanteries, et toute ma famille avec moi [...] Mais vous voyez, Olaf, je crois que lorsqu’on a une passion, et je dis bien passion, j’emploie ce terme à dessein, je crois qu’on ne doit pas renoncer parce qu’alors, vous n’êtes plus ridicule, vous êtes malhonnête. Et j’ajoute. Déjà, à l’étage, le rasoir électrique de Langre se lançait à l’assaut. J’ajoute que ce qui peut paraître ridicule, bourgeois, à une époque donnée, un siècle, mille ans après, pourquoi pas, on comprend que ça valait la peine, et on plaint les pauvres gens qui ont dû affronter les quolibets pour aller au bout de leur enthousiasme. On place leur portrait dans des livres. Lascaux, selon moi, vous savez qui a fait Lascaux ? j’ai ma théorie là-dessus, croyez-moi, j’ai eu le temps d’y réfléchir. Vous vous imaginez sans doute que ce sont des guerriers, n’est-ce pas, les prêtres qui ont réalisé ça ? qui ont pris le temps d’inventer l’art entre deux battues ? Pas du tout, Olaf, Lascaux, ce sont les mémères qui l’ont fait. Les mémères des cavernes. » 

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre (2008), p. 35-36 




jeudi 4 décembre 2008

Sous tes yeux



Sous tes yeux est un album. Qu’est-ce qu’un album ? Une surface blanche, assurément. Dans l’antiquité, c’était un pan de mur enduit de plâtre où l’on inscrivait les avis importants. On lui a ajouté amicorum et le pan de mur s’est fait tablette puis luxueux cahier, on l’emportait en voyage et les bonnes rencontres, les moments mémorables se voyaient résumés par un dessin, une sentence, un poème, un compliment : l’album en se faisant mobile plongeait dans la nuit des souvenirs et en revenait avec une image. L’image a fini par prédominer (et quelque peu déchoir en se mécanisant), l’album par désigner d’une part un ensemble de pages plastifiées piégeant des instants pas forcément mémorables à coup de flashes dans des yeux rouges, et d’autre part une collection de vignettes en couleur où pendant ce temps, à Djibouti ("mon vieux Milou, nous sommes perdus !"). Décadence de l’album. Aussi à première vue Sous tes yeux ressemble à une bande dessinée, ce qui pour moi n’est pas infamant du tout ; mais cependant on enfoncerait son doigt dans la plus obscure cavité ― dans tes yeux ― si on s’imaginait que c’en est une. 

Sous tes yeux est plutôt et donc, on y revient, une surface blanche. Au commencement était le blanc. Un écran, si vous préférez. Et voilà qu’apparaît l’opérateur. On ne le présente plus : c’est François Matton. Pour l’occasion il s’est déguisé en moine zen. Mais on l’a reconnu, sous le faux crâne chauve en plastique, la petite natte en fibre synthétique. Et quand il nous dit : la beauté est sous tes yeux, le bonheur ici et maintenant, dissous-toi dans le flux, admire le monde en tous points admirable, on serait assez porté à le croire ; quand il nous dit que ces strips en trois cases sont des haïkus graphiques, on hoche la tête, mais oui c’est ça ; et ses élégants dessins taiseux flottent doucement dans l’aimable blanc, portés par une douce poésie, regard, présence au monde, concentration, amour, humour, tout va bien. 


Sous tes yeux commence d’ailleurs ainsi : Ordinairement tu te dis : "tout va bien". Mais très vite un doute s’insinue, sous la forme d’un araignée : est-ce que tu vas si bien que ça ? Au fond rien ne va. Il a suffi d’une autre image pour tout ficher en l’air, d’une juxtaposition pour tout foutre par terre. Sur la terre comme au ciel : on peut appeler cela dualité, pour rester sur les marches du temple. Friction. Récit. Narration. Ça y est, c’est foutu. On a beau en dire le moins possible, ça raconte tout de même une histoire. Et l’on sait que les histoires finissent mal. Alors François Matton, en virtuose transformiste, jette aux orties sa robe et ses socques, saute dans le Transsibérien et produit bientôt à la douane un faux passeport répondant au nom de Lev Koulechov. Le fameux effet, il en exploitera toutes les combinaisons, vous pouvez lui faire confiance, ces chercheurs russes sont très méthodiques. Evidemment adieu la paix, la lumière et la joie. Il fait froid en Russie, un courant d’air glacé passe sous la porte du laboratoire. C’est à devenir fou, gémit le professeur Matton, franchement les amis toutes ces contaminations sémantiques m’ont donné la fièvre, trompeuses images, pouce, je ne joue plus. 


Il peut tout faire. C’est angoissant. Une image chasse l’autre, autant dire une émotion, une humeur, une raison de vivre. C’est bien beau l’impermanence, mais à quoi se raccrocher ? C’est bien joli le flux, mais vous ne trouvez pas que le courant est un peu fort ? Heureusement notre héros a plus d’un tour dans son sac : deux traits au-dessus de sa tête, et c’est une branche à laquelle il se suspend, et le sens avec lui. C’était si simple ! Où était la solution ? Je ne te le fais pas dire : sous tes yeux !! François et le sens se balancent ainsi, doucement, au-dessus du flot des images. Profitant de leur position élevée, ils se moquent un peu : va donc, eh, cliché ! retourne à Épinal ! C’est qu’ils se méfient, maintenant. L’oeil se plisse, l’oeil s’affûte. On ne la lui fait plus. Ces quelques pattes de mouches éparses, ce sont aussi bien des sauterelles à Palmyre que des chauves-souris en Amazonie, n’importe quoi. 

À la fin de l’album les couleurs se retirent, le noir envahit tout. François ricane un peu (this is the end... my friend...) et il a bien le droit, car c’est une mort pour rire. La vie a une fin, le bonheur a une fin : mais pas un album. D’abord, on peut le relire. Et pas forcément en commençant par le début. On sent même qu’on est invité à rebrousser chemin. À fermer l’album et à l'ouvrir au hasard. À lire une page en diagonale, de gauche à droite comme si deux n’en faisaient qu’une, la tête en bas. En faisant comme si le temps n’existait pas. Le temps et ses regrets ses peines et ses douleurs, toutes ces histoires, oublie-les. Suspends ton oeil à ce trait dont la pauvreté fait confiance à la richesse de ta mémoire. Prends un peu plus le bonze au sérieux ; tire sur la natte, aïe, elle était vraie ; feuillette le monde d’un doigt souriant. C’est le plus luxueux des albums, sa moindre vignette un vivant poème ; tu n’as qu’à le lire amoureusement, infiniment. Tu le savais pourtant. 

Prestige retrouvé de l'album, plâtre frais des places romaines, livre d'images, petit miracle : grimé pour mieux surprendre en un 62 pages cartonné couleur, tel un bon vieux Tintin ― ces moines zen sont d’un facétieux.