samedi 31 mai 2008

C'est très bien





« Hilarant », « fantastiquement interprété » (Télé 7 Jours), « des fous rires assurés toutes les trois minutes » (Le Parisien), « qui tient toutes ses promesses, à commencer par la plus importante : faire rire » (Le Monde) : la presse n’avait déjà pas hésité à en rajouter, le service commercial de Fox France ne pouvait qu’en faire des tonnes : « découvrez le film ÉVÉNEMENT qui a ABASOURDI la critique ». La surenchère critique qui sévit sous nos cieux m’a toujours agacé, j’ai beau savoir que toute mesure a été pulvérisée depuis longtemps dans ce domaine et que personne n’est épargné (comme le montre dans le cas présent la solidarité du Monde et de Télé 7 Jours) je m’étonne encore de cette impudence, de ce délire, de cette malhonnêteté (mon côté Quichotte) ; il n’y a fondamentalement presque plus de différence entre 99% de la critique (de Télé Z aux Inrocks, donc) et le premier vendeur à la criée venu, elle a presque entièrement adopté la verve et le vocabulaire de l’animateur de télé-achat : elle me vante cette petite chose complaisante et artificielle (en l’occurrence Little Miss Sunshine (2-3 bons gags)) comme un éplucheur de patate révolutionnaire ou un rameur multifonction, me promet des fous rires comme d’autres garantissent l'obtention sous deux semaines d'abdominaux en béton prémoulé. (Et je songe à Claude Debussy – on ne songe jamais assez à Claude Debussy – qui, lorsqu’une œuvre l’avait particulièrement bouleversé, ou ébloui, consentait à risquer : « C’est très bien. »)


jeudi 29 mai 2008

Pitreries




« Car en moi il y a toujours eu deux pitres, entre autres, celui qui ne demande qu'à rester là où il se trouve et celui qui s'imagine qu'il serait un peu moins mal plus loin » 

Beckett, Molloy


mardi 27 mai 2008

Ranitas auténticas





"La plus grande qualité de mes ancêtres est d’être morts ; j’attends modestement mais orgueilleusement le moment d’hériter d’eux cette vertu. J’ai des amis qui ne manqueront pas de m’élever une statue où ils me représenteront penché bouche bée sur une mare où il y aura de petites grenouilles authentiques. En glissant une pièce de monnaie dans une fente on me verra cracher dans l’eau, et les petites grenouilles s’agiteront effarouchées et coasseront pendant une minute et demie, temps suffisant pour que la statue perde tout intérêt."

 Julio Cortázar, Marelle



samedi 24 mai 2008

Traductions sans original


« J’étais souvent dégoûtée par les gens qui parlaient couramment leur langue maternelle. Ils donnaient l’impression de ne pouvoir penser et éprouver que ce que leur langue mettait tant de promptitude et de complaisance à leur offrir ». 

« On voit souvent lors des congrès internationaux ces belles cabines transparentes où se tiennent des gens qui racontent : ils traduisent, faisant ainsi des récits de récits. Les mouvements de la bouche, les gestes et les regards de chacun de ces interprètes de conférence sont si personnels qu’on a du mal à croire que tous traduisent le même texte. Il ne s’agit d’ailleurs peut-être pas en réalité d’un unique texte commun ; au contraire, les traducteurs, en traduisant, montrent que ce texte est plusieurs textes simultanément. Le corps humain lui aussi a plusieurs cabines où s’opèrent des travaux de traduction. Il s’agit là, je suppose, de traductions sans original. Mais il y a des gens qui considèrent que chacun possède de naissance un texte original. Le lieu où ce texte est conservé, ils le nomment âme. » 

« Un exemple intéressant est le mot "je" en allemand, ich, pour lequel il n’y a pas, ou plutôt il y a trop de possibilités de traduction en japonais [...] Le mot allemand ich fit sur moi l’effet d’un miracle. Car il est vide et léger comme une plume, exempt d’une signification sociale. Tout le monde peut dire "je", indépendamment de la personne à laquelle il s’adresse, de la manière et du lieu, de son âge, de son dialecte, et qu’il soit empereur ou non [...] De son index transparent, ce mot désigne celui qui parle. A ce moment, "je" n’a ni sexe, ni âge, ni position sociale, ni histoire. Il est fait uniquement de ce qu’il dit, plus encore, il n’existe que parce qu’il parle. Ich devint mon mot préféré. De plus, j’aime ce mot qui commence par un I, un simple trait, comme l’amorce du coup de pinceau qui touche le papier et annonce en même temps l’ouverture d’un discours. Dans ich bin, "je suis", le mot bin est aussi un beau mot. Le japonais possède un mot ayant la même sonorité, bin, il désigne une bouteille. Beaucoup de choses peuvent couler dans une bouteille. Quand je commence à raconter une histoire par ces mots, ich bin, "je suis", un vaste espace de liberté s’ouvre devant mes yeux. Rien n’est encore dit, car le ich n’est que la pointe du pinceau et la bouteille (bin) est encore vide. » 

Yoko Tawada, Narrateurs sans âmes



vendredi 16 mai 2008

Je préfère opérer en privé




"DS Et que se passe-t-il, si quelqu’un que déjà vous avez maintes fois peint de mémoire et d’après des photographies pose pour vous ?

 

FB Cela m’inhibe. Cela m’inhibe parce que, si je les aime, je ne veux pas opérer devant eux l’atteinte que je leur inflige dans mon œuvre. Je préfère opérer en privé l’atteinte par laquelle il me semble pouvoir enregistrer plus nettement leur réalité.



DS En quel sens concevez-vous cela comme une atteinte ?



FB Parce que les gens – du moins les gens simples – croient que les déformer c’est leur porter atteinte, quelle que soit leur sympathie ou leur affection pour vous.

 

DS Ne pensez-vous pas que leur instinct doit avoir raison ?

 

FB Peut-être, peut-être. Je comprends absolument cela. Mais dites-moi, qui de nos jours a été capable d’enregistrer quoi que ce soit, et que cela vous touche comme une réalité, sans qu’une atteinte profonde soit portée à l’image ?
" 

David Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon – Entretien 2, mai 1966


dimanche 11 mai 2008

Mais tout tient à moi






À la 77e minute quelque chose s’imbibe, s’assombrit, c’est un mur, puis la caméra glisse sur la droite, des trombes d’eau s’abattent au dehors tandis que la musique commence et elle saisit (la caméra), par les ouvertures du bâtiment (une espèce de salle des fêtes) dont elle fait le tour, assez lentement, des hommes et des femmes debout, immobiles, les yeux baissés ou dans le vide, plongés dans leurs pensées les uns contre les autres, les traits tirés, usés, attendant se dit-on que la pluie cesse pour fuir, entre chaque porte un vide, le mur lépreux, la pluie, un verre de bière sur le bord d’une fenêtre que l’eau remplit, et de nouveau un petit groupe figé d’humains faisant face au soir, à la pluie, toujours sur ce fond de tango répétitif, presque gai mais traînant (piano, accordéon, clarinette et batterie), enfin la caméra s’immobilise et c’est encore le mur que la pluie détrempe, fonce, durée du plan : quatre minutes. Auparavant, un type a dit : 


Je suis assis devant la fenêtre et je regarde en vain dehors. Cela fait des dizaines d’années que je suis assis, et quelque chose me dit qu’à l’instant suivant, je vais devenir fou. Mais je ne deviens pas fou l’instant suivant, et la folie ne me fait pas peur. Car la peur de la folie supposerait que je tienne encore à quelque chose. Je ne tiens plus à rien mais tout tient à moi et veut que je le regarde. 

(Kárhozat (Damnation), 1987, de Béla Tarr, texte de László Krasznahorkai. Hongrois, gris, symbolique, désespéré, et pourtant pas du tout plombé, ou alors comme le ciel peut l’être.)


vendredi 9 mai 2008

Astuce




"A chaque lettre de créancier, écrivez cinquante lignes sur un sujet extra-terrestre et vous serez sauvés."  

Baudelaire, Fusées


jeudi 8 mai 2008

Qui sait




"Dehors : lune qui faisait en silence le gros dos derrière des fronts jaunes de nuages silencieux. Qui sait si ces seigneuries de la quatrième dimension ne font pas une prise de vue en accéléré de notre univers tous les 10 000 ans : alors la terre ne serait qu'un défaut sur la plaque !" 

Arno Schmidt, Brand's Haide, p. 67


jeudi 1 mai 2008

Un diagnostic




"Né entre la Méditerranée et le lac de Tibérias, au fond d’une province montagneuse, boisée, peu fréquentée, sauvage, dans un pays de bon vin, à une époque où l’alcoolisme sévissait sur la peuplade juive, dans un bourg perdu dont les naturels étaient la risée des citadins ; fils d’un pieux charpentier et d’une dévote, frère d’un ascète rabougri et crasseux qui, suggestionné par lui, devint à son tour chef de secte et paya son fanatisme de sa vie, oncle d’un chef de secte qui eut le même sort, grand-oncle de rustres dont la naïveté et l’impuissance excitèrent la pitié des Romains, comptant dans sa famille sept mystiques sur treize membres ; petit de taille et de poids, délicat de constitution, ayant présenté une anorexie de longue durée et une crise d’hématidrose, mort prématurément sur la croix d’une syncope de déglutition facilitée par l’existence d’un épanchement pleurétique vraisemblablement de nature tuberculeuse et siégeant à gauche ; ayant des idées d’eunuchisme, d’œdipisme et d’amputation manuelle, révélateur de désirs sexuels ardents, sinon de perversion sexuelle ; au demeurant, impuissant et stérile, Jeschoubar-Iossef nous apparaît comme un dégénéré physique et mental.
" 

Charles Binet-Sanglé, professeur à l’école de psychologie, 
La Folie de Jésus, son hérédité, sa constitution, sa physiologie, 1908