dimanche 31 août 2008

Les grandes douleurs sont bavardes


Le néant raconte au vide de bien étranges choses. (p. 27) 

Ta carte de crédit qui sautait en l’air quand tu réussissais à la pêcher dans un recoin de poche, et cet air pétrifié au moment du code comme si tu étais sur le point de déclencher la mise sur orbite du magasin. (p. 55) 

— J’ai une bouteille de champagne au frigo. 
Nous en avons vidé la dernière coupe devant un débat sur l’intelligence artificielle. Dans quinze ans, il y en aura dans tous les objets, et on se sentira bête en posant la main sur sa brosse à dents. Je ne parle même pas de mon ordinateur qui critiquera d’une voix de fausset les moindres de mes phrases, et les effacera en ricanant. (p. 66) 

Je vous ai donc conseillé d’aller plutôt voir un psychiatre. Avec une poignée de lithium, d’antidépresseurs, et de neuroleptiques, il saurait mettre au pas vos neurotransmetteurs, jusqu’à tant illuminer votre néocortex, qu’à la fin du traitement votre front vous servirait de lampe pour terminer dans l’obscurité la lecture du Temps retrouvé sans réveiller votre voisin de lit. (p. 94) 

Je vous ai raconté que dans quarante ans vous viendriez me porter des oranges à l’hospice. Vous seriez quant à vous une pimpante septuagénaire assoiffée de jeunesse, écrasant chaque matin ses rides comme des comédons […] J’aurais les deux pieds dans la décrépitude, le cul dans la tombe, et un sexe ratatiné dans son fourreau bruni entortillé autour du gland comme une cornette fripée dont la plus souillon des truies ne voudrait pas pour torcher ses porcinets.
— Et un jour, tu suivras mon convoi funèbre à vélo. 
— Non, à la nage, on t’enverra dans un égout. 
— Bref, des obsèques à chier. (p. 96-97) 

Je vous l’accorde, la vie est un interminable dimanche. Où l’on s’ennuie, où l’on s’écorche les genoux aux rochers, où l’on se chamaille pour une pelle, une bouée, pour un seau, où l’on s’entre-tue, où l’on s’amuse à s’embrasser, où l’on construit des châteaux de sable en tournant le dos à la marée. Mais, j’imagine qu’à la fin de la journée. En fermant les yeux, on doit se dire. Que c’est un merveilleux souvenir. (p. 138) 

Grands dieux ! Mais tu dégoulines ! (p. 139) 

Lacrimosa est un très bon livre. On y retrouve le grand style de Régis Jauffret, cette prose rythmique et pleine, musculeuse et imperturbable, sonnante et pas le moins du monde trébuchante, ces phrases dont chaque point est un point final et qui pourtant sans cesse se relèvent comme un boxeur éteint mais teigneux. 

On peut toujours bricoler une dent, mais le désespoir n’est pas une pulpite. Même si votre psychanalyste avait été chirurgien, il n’aurait pu vous l’arracher du cerveau avec un tire-nerf ou un davier. Ni trier vos neurones comme on trie avant une insémination les spermatozoïdes d’une semence douteuse, pour ne garder que les plus vigoureux et jeter les boiteux, les infirmes, ceux qui auraient de toute façon terminé dans la voiture-balai avant d’atteindre l’ovule, ou se seraient rendus complices de la naissance d’un individu piteux, pas compétitif, pas épanoui, pas tonique […]

Lacrimosa est le tombeau d’une jeune femme suicidée que le narrateur, un écrivain, vouvoie, comme on voit (il l’a aimée mais pas assez). Le livre fait alterner souvenirs de la morte et leur commentaire par la morte elle-même, furieuse de n’être qu’un “procédé romanesque” et de le savoir. Dans un premier temps, Jauffret déforme jusqu’au grotesque, jusqu’au délire, dans cette manière noire qu’on lui connaît, ce qu’on suppose avoir été une réalité. Son héroïne ne s’en laisse pas conter : 

Ce n’est pas tout d’être morte, il faut encore être supposée t’entendre raconter une histoire […] ! Tu prends la réalité pour un taudis ? Un bout de cave trop minuscule pour contenir ton cerveau de mammouth ? Tu aimes le toc de l’imaginaire, la plus belle des nuits te semble trop mate. Tu te crois obligé de l’encaustiquer avec tes lubies, de la frotter à grands coups de phrases pour essayer de la faire briller. Tu n’aurais pas pu raconter qu’après l’amour nous nous étions simplement endormis ? 
— C’est si humiliant pour toi d’avoir vécu ? 

Tombeau qui refuse obstinément d’aligner des phrases forcément sublimes sur les prestiges de la mort, qui se méfie comme de la peste du solennel pathétique que la vraie douleur qui l’anime pourrait si facilement lui inspirer, 

Les vivants aiment les morts, comme les enfants aiment le loup. Ils disent qu’elle rôde, qu’elle les frôle, pour un peu ils la caresseraient à travers les barreaux comme des plongeurs protégés dans leur cage tapotent de leur main gantée le museau des requins. 

Lacrimosa se nourrit de ce qui devrait l’abattre, cette conscience douloureuse de l’imposture de toutes les postures que l’écrivain peut prendre devant le gouffre. 

Vous autres, gens de plume, vous versez volontiers dans la confession, mais vous n’avouez que les crimes dont vous entendez leurrer vos contemporains, afin de mieux cacher ceux qui vous feraient rougir comme des vierges déshabillées par un rustre. Petit imposteur, tu te gausses de toi pour à force de dérision faire étalage de ton humilité. Tu peux t’agenouiller, te prosterner, en signe de contrition te couvrir la tête d’épluchures, ce sera pour tenter d’être aimé, adoré davantage, comme une idole dont on louerait jusqu’aux hémorroïdes ! 

Et cependant ce plumitif mégalo et roublard, à l’aise dans son cynisme comme un poisson dans une mer de larmes, navré de pérorer mais si fier de ses pages, parvient à nous toucher ; Charlotte n’existe plus — elle existe juste assez pour le lui répéter — mais, tortionnaire de son propre chagrin, son vieux Werther souffrant, trop couard pour la rejoindre, a les moyens de la faire parler ; et il lui parle des moments heureux qu’ils connurent comme pour la persuader qu’elle a eu tort, défend (plutôt mal) la vie qu’elle a refusée comme une gamine une assiette d’épinards avec l’éloquence pas fière de son mensonge d’une mère vantant ses vitamines ; et le lecteur suit le ping pong de cet impossible dialogue, admiratif de sa dynamique infernale, gagné peu à peu par l’émotion que cette mécanique tente d’endiguer avec la dernière énergie mais qui déborde de toutes parts. 

Si j’avais eu une once de foi, ou si j’avais été assez lâche pour me réfugier dans le surnaturel par peur du mauvais temps, à tout hasard je me serais prosterné. J’ai essayé en vous écrivant une histoire de dompter la mort. Vous savez bien que je n’y suis pas parvenu.


Surgis de leurs cendres




« La poussière, dit-il, lui était beaucoup plus familière que la lumière, que l’air, que l’eau. Rien ne lui paraissait plus insupportable qu’une maison où l’on fait la poussière, et nulle part il ne se trouvait plus à l’aise que là où les choses ont le droit de rester où elles sont, sans qu’on les dérange, adoucies par la scorie noire et veloutée qui se dépose quand la matière, par touches imperceptibles, se décompose pour retourner au néant. De fait, en voyant Ferber travailler des semaines durant à l’une de ses études de portrait, il m’arrivait souvent de penser que ce qui primait chez lui, c’était l’accumulation de la poussière. Son crayonnage violent, opiniâtre, pour lequel il usait souvent, en un rien de temps, une demi-douzaine des fusains confectionnés en brûlant du bois de saule, son crayonnage et sa façon de passer et repasser sur le papier épais à consistance de cuir, mais aussi sa technique, liée à ce crayonnage, d’effacer continuellement ce qu’il avait fait à l’aide d’un chiffon de laine saturé de charbon, ce crayonnage qui ne venait à s’interrompre qu’aux heures de la nuit n’était en réalité rien d’autre qu’une production de poussière. J’étais toujours étonné de voir que Ferber, vers la fin de sa journée de travail, à partir des rares lignes et ombres ayant échappé à l’anéantissement, avait composé un portrait d’une grande spontanéité ; mais étonné je l’étais encore plus de savoir que ce portrait, le lendemain, dès que le modèle aurait pris place et que Ferber aurait jeté un premier coup d’œil sur lui, serait infailliblement effacé, pour lui permettre à nouveau, sur le fond déjà fort compromis par les destructions successives, d’exhumer, selon son expression, les traits du visage et les yeux en définitive insaisissables de la personne, le plus souvent mise à rude épreuve, qui posait en face de lui. Quand il se décidait enfin, après avoir peut-être rejeté quelque quarante variantes ou pour mieux dire les avoir bannies à coups de gomme dans le papier et recouvertes d’autres esquisses, à se dessaisir d’un tableau, moins par conviction de l’avoir achevé que cédant à un sentiment de lassitude, on croyait avoir devant les yeux un portait issu d’une longue lignée d’ancêtres aux visages gris, surgis de leurs cendres pour continuer à hanter sans fin le support malmené. » 

W. G. Sebald, Les émigrants (1992)



mardi 26 août 2008

Un ultime raclement de mandibules


« Personne, vraisemblablement, n’imagine l’ampleur des souffrances et des malheurs qui se sont accumulés ici, et dont j’espère qu’ils finiront par se diluer en même temps que se décompose cet extravagant palais de planches […] »




« Par ailleurs, dit le Dr Abramsky, l’ensemble des archives, les anamnèses, les dossiers médicaux, les rapports journaliers qui, de toute manière, étaient plutôt rédigés à la va-vite sous Fahnstock, ont sans doute été dévorés depuis longtemps par les souris, car celles-ci ont pris possession de la bastide des fous depuis qu’elle est désaffectée et s’y sont multipliées au point de constituer désormais une population phénoménale — à en juger tout au moins par les bruits furtifs et incessants que j’entends dans la vieille coque desséchée, toutes les nuits où le vent ne souffle pas. Parfois, quand la pleine lune se lève derrière les arbres, j’ai l’impression d’entendre un chant pathétique sortant de milliers de gorges minuscules. J’ai mis tous mes espoirs dans la gent trotte-menu, et aussi dans les vrillettes, horloges de la mort et perce-bois qui, à plus ou moins brève échéance, vont faire tomber en ruine ce sanatorium, lequel cède déjà par endroits en émettant des craquements sinistres. Un rêve récurrent me donne à voir ce spectacle, dit le Dr Abramsky en contemplant la paume de sa main gauche. Je vois le sanatorium sur son éminence, je vois tout à la fois le bâtiment dans son ensemble et le plus infime de ses détails ; et je sais que les colombages, la ferme du toit, les montants de portes et les lambris, les planchers et les escaliers, les rampes et les balustrades, les encadrements de fenêtres et les linteaux sont déjà, sous la surface, irrémédiablement minés et que le tout va s’effondrer incessamment, dès l’instant où l’insecte élu parmi la horde aveugle des insectes, dans un ultime raclement de mandibules, fera céder une dernière résistance qui n’a déjà plus rien de matériel. Et c’est alors ce qui se passe effectivement dans mes rêves, avec une lenteur infinie : un grand nuage jaunâtre monte du sol, dispersé par la brise, et à la place de ce qui fut autrefois le sanatorium il ne reste plus qu’un petit tas de sciure très fine, une poudre jaune pareille à du pollen. » 

W. G. Sebald (1944-2001), Les émigrants



vendredi 22 août 2008

Ce qui a été ne peut plus être anéanti





« C’est que la virtuosité, par une de ses dimensions, échappera toujours à la reproduction et à la plus haute fidélité : cette dimension, dimension irrationnelle, impalpable et en quelque sorte pneumatique, est celle de l’événement historique qu’on appelle le Concert. Un concert n’est pas un manuscrit, livre ou partition, ce manuscrit fût-il un chef-d’oeuvre. Le concert est quelque chose qui advient, comme une bataille. Ou comme l’amour. Un récital de Serge Rakhmaninov à Prague en 1930 restera dans la mémoire de ceux qui l’entendirent comme un événement irréversible et “primultime” où se résume toute l’ambiguïté de l’avoir-eu-lieu, c’est-à-dire le charme nostalgique de la passéité... Non, personne ne nous rendra cette exaltation d’un soir ! L’exaltante soirée devenant, au fil des années, de plus en plus vague et lointaine, nous finissons par douter de l’avoir réellement vécue : est-ce un souvenir ébloui ou une illusion ? Un rêve magique et un phantasme ? Un effet d’approximation ? Ou peut-être le récit d’un autre que nous confondons, l’oubli aidant, avec une expérience personnellement vécue, au point de nous l’approprier ? Sommes-nous de bonne ou de mauvaise foi ? Et pourtant, nous avons vécu l’inoubliable soirée de la rue Smetana ! La précarité temporelle et l’effet de recul troublent cette évidence, mais l’évidence proteste contre la précarité temporelle. 



À l’époque impitoyable et désespérément sèche où nous avons le malheur de vivre, la soirée de Prague rétablit notre communication avec la musique. La virtuosité, quand elle reste la soeur du génie mélodique, s’adresse sans doute aux côtés enfantins de notre nature, mais elle réveille, elle ébranle par là même les puissances d’émerveillement endormies en nous et de toutes parts refoulées par les imprécations du pédantisme et les vociférations de la fureur. Ce remuement libérateur est déjà une espèce d’inspiration poétique. Certes, la réussite virtuose est aussi éphémère que le parfum d’une rose, aussi fugitive que les couleurs féeriques d’un coucher de soleil ; certes, la virtuosité d’un soir est sans lendemain, comme est sans lendemain un feu d’artifices dont il ne reste après coup que des cendres refroidies et une âcre odeur de fumée dans la nuit, comme furent sans lendemain les Ballets russes, dont il ne reste aucune trace... Aucune trace, ou plutôt presque aucune ; rien que de pauvres reliques éparses ; non pas des pièces d’orfèvrerie, des trésors et joyaux précieux, des meubles massifs et des étoffes somptueuses, des objets défiant les siècles, comme dans les expositions de riches ; rien de tout cela ! simplement une vieille affiche déteinte, des photographies pâlies par le temps, d’anciens programmes, quelques décors évoquant la féerie disparue... et un chausson de Tamara Karsavina […] 


Et pourtant, au delà de tant de vestiges dispersés et d’épaves qui sont les restes visibles des Ballets russes, nous pressentons je ne sais quoi d’essentiel, et ce je-ne-sais-quoi reste invisible et intraduisible : il n’y a pas d’ “oeuvre” des Ballets russes, mais il y a, au point de jonction, ou en quelque sorte au foyer de plusieurs arts, une oeuvre pneumatique qui est paradoxalement une oeuvre de l’instant, qui apparaît et disparait au cours de la même soirée et pour ainsi dire en une seule fulguration, sans laisser d’elle-même aucun dépôt dans les archives en dehors d’un enregistrement électromagnétique plus ou moins illusoire. Cette “oeuvre” instantanée est la conjonction miraculeuse d’une musique, d’une chorégraphie et d’un décor ; et on peut la dire “sémelfactive”, en ce sens que, même répétée, elle apparaît chaque fois pour la première fois, chaque fois pour la dernière fois ; chaque fois pour la première-dernière fois ! Le fait même de l’apparition-disparaissante ne disparaîtra jamais : car il est indestructible. Ce qui a été a été et ne peut plus ne pas avoir été. Ce qui a été ne peut plus être anéanti. Un récital où Horowitz joue la seconde Sonate pour piano de Rakhmaninov est l’éblouissement fantastique d’une seule soirée, mais cet éblouissement d’un soir est l’instant d’un récital éternel. Tous les méconnus seront donc un jour reconnus. Dans la mélancolie des gloires défuntes survit secrètement la splendeur inoubliable de l’avoir-été. »

Vladimir Jankélévitch, LISZT ET LA RHAPSODIE, essai sur la virtuosité (1979)

Chapitre V. Pour et contre la virtuosité : pour



mardi 12 août 2008

Pour s'édifier et s'instruire




« Tandis [...] que le soleil se levait et se couchait suivant son habitude, et que la cloche du château tintait ni plus ni moins à l’heure du dîner et de la prière, le corps du seigneur défunt de Crawley-la-Reine gisait étendu sur un lit de parade, dans la pièce qu’il avait occupée de son vivant ; auprès de ces dépouilles mortelles se tenaient des mercenaires que l’on payait pour ce service. Mais du reste, nulle plainte, nul regret, excepté de la part de la malheureuse qui avait espéré longtemps se voir enfin l’épouse et la veuve de sir Pitt, et qui avait été contrainte de fuir honteusement du château où elle avait bien failli régner en souveraine. Avec un vieux chien d’arrêt pour lequel le vieux baronnet, dans la dernière période de son existence et jusqu’au milieu de son affaiblissement intellectuel, avait conservé une affection marquée, elle était le seul être à qui la mort du maître eût causé un chagrin réel. Aussi devons-nous ajouter que, pendant sa vie, le baronnet s’était fort peu préoccupé du soin de se faire regretter après sa mort. Il fut oublié, comme cela arrive à ceux même dont la vie a été le mieux remplie ; seulement le fut-il peut-être encore quelques jours plus tôt. 

On peut suivre, pour s’édifier et s’instruire, ce cercueil qui se rend à la sépulture de famille ; contempler ce cortège si recueilli et si rigoureusement vêtu de noir, toute la famille du défunt entassée dans les voitures de deuil, ces mouchoirs déployés pour essuyer des larmes qui ne couleront jamais, l’entrepreneur des pompes funèbres qui s’agite et se démène avec ses hommes pour gagner son argent en conscience, les tenanciers faisant au nouveau seigneur leur compliment de condoléances, d’un ton lamentable et contrit, les voitures de tous les hobereaux du voisinage marchant en file, au petit pas, et du reste parfaitement vides, le ministre prononçant la formule sacramentelle : “Le très cher frère que nous venons de perdre, etc.”, enfin tout l’étalage de vanités réservé pour ce jour suprême, depuis les housses de velours couvertes de larmes d’argent jusqu’à la pierre qui couvre la tombe et où l’on ne grave jamais que des mensonges. 

Le vicaire de Bute, sortant tout frais émoulu de l’unversité d’Oxford, composa, en collaboration avec sir Pitt, une épitaphe latine de circonstance, qui fut gravée sur la pierre tumulaire. Ce jeune vicaire prêcha en outre un sermon remarquable, où il exhortait les survivants à savoir réprimer leur chagrin, et les avertissait, avec tous les ménagements possibles, de se préparer, quand leur tour viendrait, à franchir le seuil de ces portes terribles et mystérieuses qui venaient de se refermer sur l’homme si regretté qu’ils avaient tant aimé. 

La cérémonie finie, les fermiers remontèrent sur leurs chevaux pour rentrer à leurs fermes, les voitures des seigneurs voisins s’en allèrent comme elles étaient venues, et les hommes des pompes funèbres, après avoir ramassé leurs tentures, leurs velours, leurs panaches et tout l’appareil mortuaire, grimpèrent sur le char d’apparat et repartirent pour Southampton. Chacune de ces figures contristées reprit son expression naturelle dès que les chevaux eurent franchi la grille du parc, et, sur la route, on put voir à la porte de plus d’un cabaret ces sombres escouades rangées en cercle autour d’un pot de bière. Voilà tout ce qui signala le départ de sir Pitt du château où il avait été le maître pendant plus de soixante ans. » 

William Makepeace Thackeray 
La foire aux vanités, roman sans héros (1848), p. 651-653



lundi 11 août 2008

Couperin et moi




Les idées heureuses, par votre serviteur

Je suis tombé amoureux de François Couperin il y a cinq ou six ans, quand je me suis mis à le jouer. Je veux dire par là que je l’avais très peu écouté par le disque et jamais en concert quand j’ai fait l’acquisition des deux volumes, rassemblant les 27 ordres de ses pièces pour clavecin, de la collection Dover. Cette maison américaine, bien connue des musiciens pauvres (prix imbattable, étant donné la cherté ordinaire des partitions) reproduit en l’occurrence l’édition établie par Brahms et Chrysander, peut-être pas la plus “scientifique” pour un baroqueux mais comme je la joue au piano, de toute façon... Les deux volumes sont aujourd’hui bien fatigués, décousus par endroits, déchirés à d’autres (les tournements de pages dans les morceaux rapides sont parfois périlleux). Leurs couvertures s’ornent du même portrait de Couperin en robe de chambre, le coude droit posé sur un guéridon soutenant un plume dans un encrier, la main gauche tenant un feuille de papier réglé, la tête de face peu expressive, la bouche mince et la moustache fine. 



Les Sylvains


Déchiffrer une musique que vous ne connaissez pas, c’est l’inventer en la découvrant. Pour peu que cette musique vous parle, et que son langage vous paraisse naturel, vous vous l’appropriez comme nulle autre. Bien plus tard, après avoir traduit dans mon petit idiome la totalité des pièces, j’ai écouté le Couperin de Sempé, de Rannou, de Meyer, de Tharaud : ce n’est pas le mien. Je ne prétends nullement évidemment que le mien leur soit supérieur (ce sont de grands artistes, et moi un amateur qui ferait rire un Chinois de six ans — allez, huit ans, ne nous sous-estimons pas) ; c’est le mien, c’est tout. Dans l’intimité je l’appelle François, et il me semble mieux le connaître que certains de mes amis. 




La petite pince-sans-rire

Je sais très bien l’épaisseur des siècles et des malentendus, tout ce qui s’est perdu. Il est fort possible que ma façon de jouer sa musique ait transformé sa dépouille en toupie, s’il est vrai que les morts trahis se retournent dans leur tombe. Mais dans l’intimité encore, et pour tout dire, je n’en crois rien. Seul avec mon piano, n’ayant de comptes à rendre à personne sinon à lui, qui est ma créature, je peux penser toute honte bue qu’il a écrit pour moi, sachant combien j’aimerais leur mélancolie, leur malice, leur modestie, 

Les Sylvains, La Majesteuse, Les Sentiments, 
Les plaisirs de Saint Germain en Laÿe,
La Prude, La Voluptueuse,
La Ténébreuse, La Lugubre,
Les Laurentines, Les Regrets, La Favorite,
La Marche des Gris-vêtus,
Les Ondes et Les Agréments, Les Langueurs-Tendres et Les Bergeries,
Les petites chrémiéres de Bagnolet,
La Ménetou, La Muse Naissante et L’enfantine,
L’Unique et La Rafraichissante,
La Princesse de Sens et La Séduisante,
Les Graces-Naturéles,
Les Lis naissans, Les Rozeaux, Les Juméles,
Les Folies françaises et L’âme en peine,
Le Rossignol en amour et Les Fauvétes plaintives,
Le Dodo ou l’amour au berceau,
L’Himen-Amour et La Distraite,
L’Ingénue et La Muse-Plantine,
La reine des coeurs et La petite Pince-sans-rire,
Les tours de passe-passe et Les Tricoteuses,
Les vieux Seigneurs et L’Amphibie,
La Belle et Les ombres errantes,
La Convalescente et L’Epineuse,
L’Exquise,





Oui, tout ce petit monde idéal, heureusement idéal bien sûr, toute cette parade j’en ai seul la clef, comme disait l’autre...
Et entre toutes ces pièces je tends des fils aussi et je chante. C’est ma pop. Gai ou triste, elle s’accorde à toutes mes humeurs. J’y suis tout de suite comme un poisson dans l’eau ; la musique de François pour moi est à la bonne température — et c’est un ruisseau plein de lumière et d’ombre.