vendredi 28 novembre 2008

L'évidence


« Vues à l'échelle des millénaires, les passions humaines se confondent. Le temps n'ajoute ni ne retire rien aux amours et aux haines éprouvés par les hommes, à leurs engagements, à leurs luttes et à leurs espoirs : jadis et aujourd'hui, ce sont toujours les mêmes. Supprimer au hasard dix ou vingt siècles d'histoire n'affecterait pas de façon sensible notre connaissance de la nature humaine. La seule perte irremplaçable serait celle des œuvres d'art que ces siècles auraient vu naître. Car les hommes ne diffèrent, et même n'existent, que par leurs œuvres. Elles seules apportent l'évidence qu'au cours des temps, parmi les hommes, quelque chose s'est réellement passé. » 

Claude Lévi-Strauss, Regarder, Écouter, Lire (p. 176)




mardi 25 novembre 2008

Où cendre il y a




Dans l’esquisse en prose qu’il a consacrée à Brentano, Walser se demande : “Comment un homme qui ressent autant de belles choses peut-il être en même temps aussi peu sentimental ?” La réponse aurait été qu’il existe dans la vie comme dans les contes des êtres que l’excès de pauvreté et d’angoisse empêche d’avoir des sentiments, et qui pour cette raison, comme Walser dans une de ses proses les plus tristes, sont contraints d’éprouver leur maigre aptitude à l’amour sur des substances ou des objets inanimés auxquels nul autre ne prête attention, la cendre, une plume, un crayon et une allumette. Mais la manière dont Walser leur insuffle une âme dans un acte de totales indentification et empathie révèle que finalement les sentiments les plus profonds se trouvent peut-être là où ils s’appliquent aux choses les plus insignifiantes. 

“De fait, écrit Walser à propos de la cendre, on ne peut faire sur cet objet apparemment si peu intéressant des remarques pas inintéressantes du tout que si l’on s’y plonge, pour ainsi dire, intensément, en constatant par exemple que si on souffle dessus, il n’est pas anodin qu’elle refuse de se disperser tout de suite. La cendre est le parfait symbole de l’humilité, de l’insignifiance et de l’inutilité, et ce qu’il y a de plus beau : elle est elle-même persuadée qu’elle n’est bonne à rien. Peut-on être plus inconsistant, plus faible, plus misérable que la cendre ? C’est sans doute difficile. Y a-t-il chose plus patiente et plus accommodante qu’elle ? On cherchera longtemps. La cendre ne connaît pas de caractère et elle est bien plus éloignée de toute essence de bois que ne l’est l’abattement de l’exaltation. Où cendre il y a, il n’y a, à vrai dire, rien du tout. Mets ton pied sur de la cendre et c’est à peine si tu remarqueras que tu as marché sur quelque chose.” 

W. G. Sebald, Séjours à la campagne



jeudi 20 novembre 2008

Tout est là



« Quelle singulière contradiction ! On a grand'peine à louer les gens de son temps et les personnes qui vivent avec nous ; et quant à soi, on désire ardemment être loué par la dernière postérité, c'est-à-dire par des gens qu'on n'a jamais vus, et qui ne vous verront jamais. Autant vaudrait se désoler de n'avoir point obtenu les louanges flatteuses qu'auraient pu nous donner les siècles précédents.

 Les hommes n'en continueront pas moins à faire les mêmes choses que tu leur vois faire, dusses-tu en crever de fureur.

 Ne t'en dis jamais à toi-même sur les choses plus que ne l'en annoncent les premières impressions. On t'apprend qu'un tel dit du mal de toi ; soit : mais on ne t'apprend pas que tu en sois blessé. Je vois que mon enfant est malade ; oui, je le vois ; mais ce que je ne vois pas, c'est qu'il soit en danger. Sache donc toujours rester ainsi sur les impressions premières ; n'y ajoute rien de ton propre fonds ; et, de cette façon, elles ne sont rien. Ou plutôt ajoutes-y, mais en homme qui connaît de reste tous les accidents dont ce monde est le théâtre. »
 

« Bien souvent je me suis demandé, non sans surprise, comment il se peut que chacun de nous, tout en se préférant au reste des êtres, fasse pourtant moins de cas de sa propre opinion sur lui-même que de l'opinion des autres. Si un Dieu veillant sur nous, ou un maître plein de sagesse, nous prescrivait de ne concevoir aucune pensée, de ne faire aucune réflexion sans l'exprimer à l'instant même où nous l'aurions dans l'esprit, nous serions incapables de supporter cette contrainte un seul jour. Tant il est vrai que nous respectons l'opinion que les autres se font de nous, bien plutôt que l'opinion que nous en avons nous-mêmes ! »
 

« C'est être bien ridicule, ou étrangement inexpérimenté, que de s'étonner de quoi que ce soit dans la vie ! » 

« Quel usage ton âme fait-elle d'elle-même ? Tout est là. Quant au reste, volontaire ou involontaire, ce n'est jamais que cadavre et fumée. »
 

Marc-Aurèle (121-180), 
Pensées pour moi-même


mardi 18 novembre 2008

Frottola




[à propos de Frottola (2003) d'Igor Ballereau
pour voix, chimes, violon, alto et violoncelle]




Tout ce qui naît vient à mourir

avec le temps ; sous le soleil

nulle chose ne reste vive.

S’évanouissent douleurs et peines,

les esprits des hommes, leur verbe.

Quant à nos anciennes lignées,

autant dire ombres au soleil, au vent fumée.

Comme vous, nous fûmes des hommes,

tristes et joyeux, comme vous ;

et maintenant, vous le voyez, nous sommes

de la terre au soleil, sans vie.

Toute chose vient à mourir.



Michel-Ange (1475-1564), Frottola
traduction de Pierre Leyris






Que faire de la mort, de la pensée de la mort, de son tourment, de sa présence en nous, autour de nous ? Une chanson. Pas une seconde depuis la nuit des temps le glas n’a cessé de sonner, c’est dans son bourdonnement que se déploie le silence, sur cette basse continue que s’appuie toute musique, pour la nier ou pour s’y fondre.



Chiunche nasce a morte arriva

nel fuggir del tempo ; e'l sole

niuna cosa lascia viva.



Une frottole, au temps de Michel-Ange, c’est ni plus ni moins qu’une chanson. Bientôt il connaîtra le raffinement du madrigal mais la frottole est populaire, simple, homophone, trois ou quatre voix dont la plus aiguë porte la mélodie et file droit, claire et profane. Raccontare frottole, dit-on aussi de façon plaisante, en italien, et c’est comme chez nous raconter des histoires, inventer, chansons que tout cela. Tout finit par des chansons, vidons cette phrase de toute la gaieté désinvolte qu’y a mis Beaumarchais et nous ne sommes finalement pas loin de l’Ecclésiaste. Nos vies sont des chansons dérisoires, et c'est un très vieil air que celui-là.


Manca il dolce e quel che dole

e gl'ingegni e le parole ;

e le nostre antiche prole

al sole ombre, al vento un fummo.



Au vent fumée. Rien de plus qu’une chanson, mais rien de moins. La chanson première, celle qui apaise, le murmure de la voix maternelle. Celle qui console. Dors, mon enfant, tu vas mourir. Cette douceur du sommeil, aime-la, elle t’attend. Pris dans les voiles de ce souffle, bercé, mêlant le nôtre au sien, reprenant le refrain, des chansons nous portent et tant pis si ce sont des blagues, des mensonges, des frottoles, cela nous tient chaud, un peu, ce velours tendu sur le froid du tombeau. Pas plus celui de Jules II que le tien ne tiendra debout à la fin des siècles, toute chose vient à mourir et si tout art est chanson la musique le sait mieux que nul autre. Avec le temps, va, tout s’en va, peut-elle choisir de dire des sanglots dans la voix, mais nous ne parlons pas de cette musique-là. On chuchote dans les cimetières et c’est très bien. Douceur toujours, souffle retenu : nulle gravité, nulle compoction, rien de contraint. Seulement parler assez bas pour qu’on puisse entendre une réponse, bien qu'on sache qu’elle ne viendra pas. Adieu donc harmonie et marche funèbre. Les morts aussi ont besoin de berceuses. On choisira le tempo le plus calme, le pouls le plus lent. Encore plus lent ? Encore plus lent. Descends, descends encore. Voilà. Ferme les yeux. Fais le mort, c’est un jeu.



Come voi uomini fummo,

lieti e tristi, come siete ;

e or siàn, come vedete,

terra al sol, di vita priva.

Ogni cosa a morte arriva.


Ce n’est pas de la tristesse,
 ce n’est pas de l’effroi,
 ce n’est pas une douleur, 
ce n’est pourtant pas une joie ? Jadis nos yeux étaient intacts,
 dit la suite du poème,

chaque orbite avait sa lumière ;

ils sont affreux, vides, éteints ;

voilà ce que le temps apporte.



Ces vers n’ont pas été mis en musique. C’est un jeu, les yeux fermés : on dirait que le temps s’arrête, on ferait comme si les morts chantaient. Nos orbites ont encore leur lumière.
 Et de Frottola, de cette pièce qui s’appelle Frottola et qui susurre en frémissant à peine les mots graves d’une ombre qui fut et qui s’en moque Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni, émane une très faible lumière, comme une braise, ni feu de joie ni brasier infernal : un simple rougeoiement parmi la cendre.

 Ecoute comme les instruments rougeoient, fugitivement, animés par le souffle de la voix. Ecoute ces couleurs changeantes et brèves, ces lueurs dans l’obscurité, feux follets. Le temps a passé, les mots se sont presque effacés.


Quelque chose s’éteint, mais quelque chose brûle. Une âme, peut-être grand mot, petite chose. Ogni cosa. Il faut que la nuit se fasse, en toi, autour de toi, pour l’entendre, ce n’est presque rien : une frottole, une chanson. C’est si beau.







mardi 11 novembre 2008

Dégringole lugubrement


Quand j’avais contemplé les premières floraisons des cerisiers qui s’en donnaient à coeur joie, je m’étais réjoui : “C’est le printemps !” Mais cette pensée n’avait duré que quelques jours. Maintenant, même les cerisiers avaient l’air de regretter d’avoir fleuri trop hâtivement. Avant-hier, un vent humide et tiède soufflait sur mon chapeau et j’avais épongé la sueur mêlée de poussière qui me coulait sur le front. Oui, je m’en souvenais bien. Aujourd’hui, cette sensation me semblait appartenir à l’an passé, tellement le temps s’était refroidi depuis hier. Ce soir, en particulier, le froid s’était accentué. Je me dis que ce changement de temps était insensé ; tout de même, l’hiver était fini ! Relevant le col de mon manteau, je commençai à descendre la pente douce, depuis l’Institut des sourds et des aveugles, le long du Jardin botanique, quand, soudain, venant d’en face, me parvint le tintement d’une cloche qui vibrait dans le ciel tranquille en dessinant comme des vagues à travers la nuit. Il était donc onze heures. J’ignore qui a inventé le dispositif des cloches qui sonnent les heures. Jusqu’alors, jamais je n’avais remarqué la sonorité si particulière de celle-ci. A présent que je l’écoutais avec attention, je découvrir qu’elle résonnait fort étrangement. Un son unique qui se décomposait en multiples réverbérations ― comme un gâteau de riz glutineux très compact que l’on aurait déchiré en lambeaux. Le son principal une fois désintégré, on aurait pu croire qu’il s’était dissous. Mais alors que le tintement s’amoindrissait, ses échos se mêlaient au tintement qui suivait. L’accord s’amplifiait, puis de nouveau s’amincissait avec naturel, devenant aussi ténu que la pointe d’un pinceau. En avançant, je remarquai combien ce son s’amplifiait, combien il s’affaiblissait ensuite. J’avais l’impression que les battements de mon coeur s’intensifiaient puis s’atténuaient comme pour accompagner les modulations des vagues sonores nées de la cloche.

J’en vins même à désirer synchroniser le rythme de mon souffle avec le vibrato de la cloche. Cette nuit, décidément, je ne ressemble pas du tout à un diplômé en droit, me dis-je, et je tournai en hâte au coin du poste de police. Un vent froid me jeta alors au visage de grosses gouttes de pluie qui s’écrasèrent sur ma peau […] Et maintenant, la pluie redouble. Je n’ai pas emporté de parapluie. Je m’admoneste en comprenant que je serai trempé comme une soupe quand j’arriverai à la maison. Je lève la tête vers le ciel. La pluie dégringole lugubrement du plus profond des ténèbres. Peu d’espoir que le ciel redevienne clair. 
Soudain, à quelques mètres devant moi, surgit quelque chose de blanc. Je m’arrête au milieu du chemin, tends le cou pour savoir de quoi il s’agit. La chosse blanche continue de flotter dans ma direction. Moins d’une minute plus tard, elle me frôle presque en me dépassant sur ma droite. Deux hommes vêtus de kimonos noirs transportent une boîte semblable à une petite caisse de mandarines, recouverte d’une étoffe blanche. Traversée par une longue perche qui repose de part et d’autre sur les épaules noires des hommes. Ceux-ci se rendent sans doute à un cimetière, ou peut-être à un crématorium. A l’intérieur de la boîte repose certainement un nouveau-né décédé. Les hommes en noir qui portent ce cercueil ne se parlent pas. Ils avancent d’un pas décidé. Ils marchent comme s’il était parfaitement naturel de transporter un cercueil au milieu de la nuit. Stupéfait, je jette un regard rapide sur le cortège qui disparaît dans l'obscurité. Puis, alors que je me retourne pour continuer mon chemin, des voix me parviennent, des voix déjà lointaines. Des voix ni fortes ni faibles. Mais en raison de l’heure tardive, elles résonnent avec une puissance surnaturelle. La première déclare : “Il est né hier et mort aujourd’hui.” L’autre répond : “Il en va ainsi. A chacun son lot. C’est le destin.” Les deux silhouettes en noir m’ont frôlé et se sont évanouies dans la nuit. Ne reste que le martèlement vif des socques en bois qui accompagnent le cercueil et font écho à la pluie.
“Né hier, mort aujourd’hui”, me répété-je en pensée. Si quelqu’un né seulement hier a pu mourir aujourd’hui, il est parfaitement vraisemblable que quelqu’un [...] qui évolue dans le monde des vivants depuis vingt-six ans soit tout à fait qualifié pour mourir [...] Ainsi, grimper cette pente [...], à onze heures du soir, le 3 avril, signifie peut-être que je monte vers la mort. Je me sens peu enclin à poursuivre. Je fais halte à mi-pente. Mais il est possible que cet arrêt veuille simplement dire pause dans l’attente de la mort. 

Je recommence à avancer. Jamais jusqu’à cet instant je n’ai compris à quel degré la pensée de la mort peut faire battre le coeur. Maintenant que je l’ai mesuré, je m’inquiète pour la suite : dois-je m’arrêter, dois-je continuer ? De toute façon, dans l’état où je me trouve, une fois que j’aurais regagné ma maison et que je me serais fourré sous mon édredon, l’angoisse me tenaillera tout autant. Comment me suis-je débrouillé pour vivre aussi étourdiment ? Je réfléchis que je n’ai jamais eu le temps de penser vraiment à la mort : j’ai été trop pris par mes examens, et puis le base-ball m’a trop absorbé [...] Mais cette nuit, pour la première fois de ma vie, j’étais parvenu à la conscience réelle qu’un jour ou l’autre, je mourrais. J’avais l’impression qu’une gigantesque masse noire, la nuit, m’enfermait de toutes parts, comme si elle voulait me forcer à dissoudre cette forme qui est mon moi à l’intérieur d’elle-même ― que j’avance ou que je m’immobilise ne changeait rien à l’affaire. Je suis d’un tempérament sans-souci, je l’avoue sans détour, et je manque d’ambition. Si je devais mourir, il n’y a rien que je regretterais véritablement. Mais même si je n’ai rien à regretter en particulier, franchement, je détesterais mourir. Non, je n’ai absolument pas envie de mourir. Pour la toute première fois, me semble-t-il, je prends conscience qu’il est cruel de mourir. La pluie reprend de plus belle, mon manteau est trempé. Quand je tâte l’étoffe, j’ai le sentiment de presser une éponge. 

Natsume Sôseki, Échos illusoires du luth (1906), p. 35-40 

(Le Serpent à Plumes, 2008, trad. Hélène Morita)



vendredi 7 novembre 2008

Même en enfer


"― Tu as cent millions, un souffle passe et te voilà comme un ver. On ne te laisserai rien, mais rien, tu peux y compter. ― Dans l’espace de quelques minutes, belle dame, vous serez une charogne. Il y avait, à votre porte, un pauvre homme qui vous priait, par votre ange gardien, de l’aider à glorifier Dieu et cela vous eût été bien facile. Mais vous étiez attendue chez une autre dame, sans doute, et vous avez failli écraser ce mendiant sous votre voiture. C’était votre droit. Le curé de votre paroisse vous admire et vous avez le saint sacrement dans votre hôtel, au fond d’un oratoire où se répand quelquefois le superflu de votre coeur. Les larbins et les invités en habit noir, et aussi quelques aimables personnes décolletées passent devant la porte entre-bâillée de ce sanctuaire. Vraiment je ne comprends pas que votre chauffeur ait aussi maladroitement raté ce poète. Mais, tout de même, vous êtes une charogne et vous le serez de plus en plus. Ah ! si c’était possible encore, que ne donneriez-vous pas pour contenter ce malheureux, pour fermer sa bouche accusatrice et vocifératrice contre vous ? Or, cela est impossible, à jamais impossible. Votre seule excuse, à supposer que Dieu s’en contente, ― comme le poète ― c’est que vous êtes une idiote pour l’éternité. 
L’infirmité de l’intelligence, chez ces maudits, est adéquate à la dépression des âmes. Eussiez-vous le don de persuasion d’un archange, l’entreprise la plus téméraire serait bien certainement de leur faire comprendre que leur richesse ne leur appartient absolument pas, qu’ils n’y ont aucun droit, sinon par la malice des démons inspirateurs des lois de ce monde et, surtout, par la permission mystérieuse et très-redoutable de Dieu qui se plaît à les confronter ainsi avec leurs victimes, leurs créanciers et leurs juges. Ils ne comprennent pas et ne comprendront jamais, même en enfer, où les poursuivra l’interminable cécité de leur sottise et de leur orgueil."   

Léon Bloy, Le Sang du Pauvre (1909)



samedi 1 novembre 2008

L'effroyable explosion de toute clarté


HÖLDERLIN 
 



Hölderlin avait commencé à écrire des poèmes, mais la maudite pauvreté l’obligea à prendre un gagne-pain comme précepteur dans une maison de Francfort-sur-le-Main. A cet égard, la grande et belle âme est logée à la même enseigne que l’artisan. Il devait vendre son besoin passionné de liberté ; réprimer sa royale, sa colossale fierté. La conséquence de cette pénible contrainte fut une crispation, un ébranlement dangereux de sa vie intérieure.
 C’est dans une jolie prison élégante qu’il se rendit.
 Né pour planer dans des rêves et des chimères et pour se blottir sur le sein de la nature, pour passer ses jours et ses nuits à écrire, bonheur ineffable, sous les épais feuillages d’arbres candides, pour converser avec les prairies et les fleurs, pour contempler le ciel et la course divinement impassible des nuages ― il entra dans l’étroitesse proprette, bourgeoise, d’une maison privée, et endossa l’obligation, terrible pour ses forces bouillonnantes, de se conduire honnêtement, raisonnablement et comme il faut. 
Il fut épouvanté. Il se considéra comme perdu, rejeté, et il l’était bel et bien. Oui, il était perdu ; car il n’avait pas la force déplorable de renier honteusement toutes ses forces et sa sève merveilleuse, qu’il s’agissait à présent de nier et de réprimer.
 Alors, alors il se brisa, se déchira, et de ce jour, il fut un pauvre malade pitoyable.
 Dès lors qu’il eut perdu la liberté, Hölderlin, qui ne pouvait vivre qu’en liberté, vit son bonheur détruit. Il tira, il s’escrima en vain sur la chaîne qui l’enserrait ; il ne fit que s’y meurtrir ; la chaîne était impossible à rompre.
 Un héros était dans les fers, un lion devait faire le gentil et le poli, un Grec royal évoluait dans un salon bourgeois, et les parois étroites, mesquines, joliment tapissées, broyaient son merveilleux cerveau. 


C’est là que commença le malheureux ébranlement de son esprit, la lente, la molle, l’effroyable explosion de toute clarté. Ses tristes pensées erraient et titubaient de désespoir en désespoir, de la crainte au tremblement qui tailladait son âme. C’était comme l’effondrement silencieux, muet, insidieux, de mondes célestement limpides.
 Le monde pour lui devint terne, banal et obscur, et pour pouvoir au moins s’enivrer de jeu et d’illusion, pour oublier sa tristesse sans borne et sa liberté perdue, pour surmonter la détresse du lion asservi et enchaîné qui va et qui vient dans sa cage, va-et-vient sans espoir, et va, et vient, l’idée le prit de tomber amoureux de sa patronne. Cela le distrayait, l’arrangeait, faisait du bien, l’espace de quelques minutes, à ce coeur anéanti, étranglé, étouffé.
 Alors qu’il aimait uniquement le rêve englouti de sa liberté, il imagina qu’il aimait la maîtresse de la maison. Autour de sa conscience, c’était le vide, comme dans le désert.
 Lorsqu’il souriait, il lui semblait que pour amener ce sourire sur ses lèvres, il lui avait fallu au préalable, péniblement, l’extraire du plus profond d’une caverne rocheuse.
 Il avait une nostalgie maladive de l’enfance, et pour venir une seconde fois au monde, et redevenir un jeune garçon, il aurait voulu mourir. “Du temps où j’étais un garçon...” écrivit-il. On connaît cette merveilleuse chanson.
 Alors qu’en lui l’homme désespérait, que son être saignait de mille blessures douloureuses, son art s’élevait comme un danseur richement paré, très haut, et là où Hölderlin sentait qu’il sombrait, sa musique et ses vers enchantaient. Il chantait l’anéantissement et la destruction de sa vie sur l’instrument de la langue qu’il parlait, dans de merveilleuses mélodies dorées. Il demandait justice pour son droit et son bonheur en miettes comme seuls demandent les rois, avec une fierté, une hauteur sans égale dans toute la littérature.
 Les mains d’un pouvoir fatal l’arrachèrent au monde et à ses dimensions trop étriquées pour lui, et le jetèrent par-dessus le bord du saisissable, dans la folie, et il sombra comme un géant dans ces abîmes désirables et bienfaisants, inondés de lumière, riches en feux follets, afin d’y somnoler pour toujours, dans une douce distraction et dans l’opaque. 



“Mais c’est impossible, Hölderlin”, lui déclara la maîtresse de maison ; “et ce que tu veux est impensable. Tout ce que tu penses outrepasse toujours ce qui est convenable et possible, et tes paroles déchirent tout ce qui est atteignable. Tu ne veux ni ne peux être bien. Pour toi, le bien-être est trop petit, et la paix à l’intérieur de limites est trop vulgaire. Pour toi, tout est et tout devient un gouffre, un infini. Le monde et toi, vous êtes une mer.
 Que puis-je et que dois-je te dire pour te rassurer, toi qui repousses loin de toi tout contentement comme quelque chose de méprisable ? Tout ce qui est étroit et petit te trouble, te rend malade ; tout ce qui est vaste et d’un seul tenant, sans coupure, t’emporte vers le haut et vers le bas, où il n’y a ni séjour, ni jouissance. La patience n’est pas digne de toi ; et quant à l’impatience, elle te déchire. On te respecte, on t’aime et on te plaint ; il n’y a pas de plaisir avec toi.
 Que dois-je faire, puisque rien ne te fait plaisir ?
 Tu m’aimes ?
 Je n’en crois rien, je dois me l’interdire de le croire et je dois souhaiter que tu veuilles bien t’interdire de me le faire croire. Ce n’est pas l’amour de moi qui t’anime, sinon tu pourrais être paisible, aimable et heureux, et avoir de la patience à ton propre égard et au mien. Je ne peux pas croire que je signifie beaucoup pour toi.
 Ainsi, sois donc aimant, bon et raisonnable. Bientôt, je n’éprouverai plus rien à ton égard que de la peur, et c’est un sentiment que je déplore. Laisse donc la passion en paix et fais un effort sur toi-même. Comme tu pourrais être beau, grand et ardent, dans un effort triomphant. Mais tes chimères hasardeuses te tuent, et le rêve que tu te fais de la vie t’ôte la vie. Renoncer à la grandeur : ne pourrait-il pas y avoir là aussi de la grandeur ?
 Car tout est douloureux.”
 C’est ainsi qu’elle lui parlait. Par la suite, Hölderlin quitta cette maison, erra encore quelque temps dans le monde, puis sombra dans une folie incurable.
 

Robert Walser, Vie de poète