lundi 5 janvier 2009

C’est quand même un chose formidable que la pensée


« Kornél Esti et moi, au temps de notre jeunesse, avions l’habitude de vagabonder dans un cimetière de Budapest, un cimetière à l’abandon où l’on n’enterrait plus personne. Pour peu que le temps fût ensoleillé, nous y passions l’après-midi, lisant, écrivant même, tantôt assis sur un banc ou sur un tertre, tantôt allongés dans les hautes herbes, jusqu’à ce que le gardien nous priât de sortir.
 Nous étions familiers de la cité silencieuse des morts. Des stèles et des pierres tombales aussi, sur lesquelles nous déchiffrions de vieux noms étranges et surannés.
 Un jour, alors que nous vaquions par les allées du cimetière, nous remarquâmes un caveau entouré d’une grille de fer. Derrière une dalle envahie par le lierre, une colonne de granit arrogante immortalisait en lettres d’or les membres défunts d’une famille sans doute autrefois puissante et prospère : une bonne douzaine de noms surmontés du blason familial.
 Affaissé contre la grille, nous découvrîmes une petite croix de bois avec cette inscription : “Notre petite Marguerite, dont la vie ne fut que d’un jour.”
Marguerite était morte vingt ans plus tôt et faisait elle aussi partie de la famille, mais ― Dieu seul sait pourquoi ― on n’avait pas trouvé le moyen de faire graver son nom sur la colonne de granit, et la pauvrette, avec sa croix de bois, était pour ainsi dire exclue de l’au-delà familial. Cela nous parut à tous deux excessivement injuste. L’enfant d’un jour n’a-t-il pas lui aussi une âme, tout comme le vieillard et la matrone !
À peine avions-nous quitté le cimetière qu’Esti entrait dans un café et vérifiait, à l’aide du registre des adresses et de l’annuaire téléphonique, qu’un représentant de la famille vivait encore en la personne d’un richissime industriel. Il demanda de l’encre et du papier et lui adressa cette lettre : 

Mon très cher Monsieur, 
je vous somme instamment de faire graver sans plus tarder sur le caveau de famille le nom de la pauvre petite Marguerite. 
Votre ami inconnu et dévoué, Kornél Esti.


À cette époque déjà, il avait un faible pour ce genre d’inventions impitoyables et puériles, diaboliques et indiscrètes, et plus elles étaient ineptes plus il y tenait.
 Une semaine plus tard, il envoya au cher parent une carte postale sans enveloppe sur laquelle il avait dessiné un angelot accoudé à un nuage bleu clair. Au-dessus, d’une écriture enfantine, il avait écrit ce simple mot : Marguerite.
 À quelques jours de là, il téléphona en ma présence à l’industriel. D’un tout petit filet de voix, la voix d’un angelot d’un jour à peine, il prononça :

― Tonton Kálmán, ne m’oublie pas !

Bien entendu, ni son message ni ses lettres ne reçurent la moindre réponse. Nous avions depuis longtemps déjà oublié cette joyeuse et macabre plaisanterie, quand un jour, vers la fin de l’automne, alors que nous flânions dans le cimetière, nous nous arrêtâmes interdits devant le caveau de la famille.
En blouse blanche, grimpé sur un escabeau, armé d’un marteau et d’un burin, un marbrier était à l’œuvre. Il gravait la dernière lettre du nom de Marguerite. Après quoi, il le dora.

― Tu vois, me dit Esti, heureux et satisfait d’avoir fait réintégrer à Marguerite le giron de la famille. C’est quand même un chose formidable que la pensée. Mais que dis-je, la pensée ! C’était tout juste un caprice. Et maintenant, le voilà inscrit dans le granit, tangible et palpable, aucun orage ne pourra jamais l’effacer, et il resplendira ainsi, jusqu’à la fin des temps. »
 

Dezső Kosztolányi, La petite Marguerite (1932) 
in Les aventures de Kornél Esti, Ibolya Virág, 1996



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