vendredi 2 janvier 2009

La plus aimable merveille


« Le soleil d’automne glissait jusqu’à nous ses rayons aimables et tièdes, brillait librement sur l’eau, et se perdait dans la vapeur bleue de la forêt obscure à l’entrée de laquelle nous étions installés. Maintenant nous assemblions les planches lisses et blanches ; les coups de marteau se répercutaient à travers le bois, effrayant les oiseaux surpris, qui s’envolaient en frôlant le miroir du lac ; et bientôt le cercueil terminé se dressa devant nous dans sa simplicité, svelte et symétrique, son couvercle joliment bombé. Le menuisier, en quelques coups de rabot, creusa une élégante gorge autour des arêtes, et je regardai, tout surpris, les lignes s’imprimer comme en se jouant dans le bois tendre. Puis il tira de sa poche deux morceaux de pierre ponce, qu’il frotta l’un contre l’autre par-dessus le cercueil, y répandant la poudre blanche ; et je ne pus m’empêcher de rire en remarquant qu’il maniait les deux morceaux aussi adroitement que j’avais vu faire à ma mère, lorsqu’elle frottait deux morceaux de sucre sur un gâteau. Quand il se mit à polir complètement le cercueil à la pierre, celui-ci devint blanc comme neige ; c’est à peine si le léger fard rougeâtre du bois de sapin apparaissait encore, comme sur une fleur de pommier. Il avait ainsi l’air bien plus noble et plus beau que s’il avait été peint, doré, ou même orné d’appliques de bronze. Au chevet, le menuisier avait ménagé, selon l’usage, une ouverture munie d’une glissière et par laquelle on pouvait voir le visage jusqu’à ce que le cercueil fût mis en terre ; il ne s’agissait plus que d’y adapter une vitre ; nous l’avions oubliée, et j’allais vite à la maison en chercher une. Je savais que sur une armoire traînait un petit cadre ancien, dont la gravure avait disparu depuis longtemps. Je saisis le verre oublié, le posai délicatement dans la barque, et revins à force de rames. L’ouvrier rôdait un peu dans la forêt et cherchait des noisettes. Je ne l’attendis pas pour essayer la vitre ; quand je me fus assuré qu’elle s’adaptait à l’ouverture, je la plongeai dans le clair ruisseau (car elle était toute poussiéreuse et ternie) et la lavai soigneusement, sans la briser contre les cailloux. Puis je la soulevai et laissai égoutter l’eau pure ; alors, tandis que je tenais le verre brillant contre le soleil et regardais à travers, j’aperçus la plus aimable merveille que j’eusse vue de ma vie.
En effet, je découvris trois jeunes anges musiciens ; celui du milieu tenait une feuille de musique et chantait, les deux autres jouaient d’une viole archaïque, et tous les trois regardaient en haut avec une expression de joie recueillie. Cette apparition était si aérienne et délicatement transparente, que je ne savais pas si elle flottait sur les rayons du soleil, dans le verre, ou seulement dans mon imagination. Quand je bougeais la vitre, les anges disparaissaient aussitôt, mais subitement je les retrouvais par une autre inclinaison. J’ai appris, depuis, que des gravures sur cuivre ou des dessins restés de longues années sous verre se communiquent à ce verre durant les nuits obscures de ces années et y laissent en quelque sorte leur reflet. Je soupçonnai alors quelque chose de cela en reconnaissant les hachures de la gravure ancienne, et, dans l’image, la manière des anges de Van Eyck. On n’y voyait point de lettre, et la page avait peut-être été une épreuve rare. La précieuse vitre me paraissait maintenant le plus beau don que je pusse mettre dans le cercueil, et je la fixai moi-même au couvercle, bien résolu à ne rien dire à personne de mon secret. L’Allemand revint ; nous rassemblâmes les plus fins copeaux, auxquels se mêlaient maints feuillages rougis, et nous étendîmes dans le cercueil ce qui devait être la dernière couche de la morte. Puis nous le fermâmes, le portâmes dans le canot et avançâmes avec notre clair chargement à travers le lac brillant et paisible ; et les femmes avec le maître d’école éclatèrent en sanglots, quand elles nous virent venir et aborder.


 
Le lendemain, la pauvre enfant fut couchée dans le cercueil, environnée de toutes les fleurs qui s’épanouissaient en ce moment dans la maison et le jardin ; sur la voussure du cercueil, on déposa une lourde couronne de rameaux de myrtes et de roses blanches, que les jeunes filles de la paroisse avaient apportée, et, de plus, tant de bouquets divers de pâles fleurs d’automne, que toute sa surface s’en trouvait recouverte, et que seule la vitre restait libre, à travers laquelle on voyait encore le blanc et délicat visage de la morte.


L’enterrement devait partir de la maison de mon oncle, et pour cela il fallait d’abord transporter Anna par-dessus la montagne. C’est ainsi que parurent des jeunes gens du village, qui prirent à tour de rôle la bière sur les épaules, et notre petite suite de proches parents accompagnait le cortège. Sur la crête ensoleillée de la montagne, on fit une courte halte, et la bière fut déposée à terre. Il faisait si beau, là-haut ! Le regard enveloppait les vallées avoisinantes jusqu’aux montagnes bleues, tout le pays s’étendait autour de nous dans la magnificence de ses éclatantes couleurs. Les quatre vigoureux gars qui avaient porté la civière les derniers se reposaient sur les brancards, la tête appuyée sur les mains, et regardaient en silence vers les quatre coins du monde. Très haut dans le ciel bleu glissaient de lumineux nuages, qui semblaient s’arrêter un instant au-dessus du cercueil fleuri et guigner avec curiosité par la petite fenêtre, qui étincelait presque malicieusement, entre les myrtes et les roses, du reflet des nuages. Si Anna avait pu ouvrir les yeux, elle aurait sans doute vu les anges et cru qu’ils flottaient bien haut dans le ciel. » 

Gottfried Keller, Henri le Vert (1855)
Troisième partie, chapitre VII


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