jeudi 15 janvier 2009

Requiems, sur demande


LUNDI 29 AVRIL [1993]
Par excès de scrupules vient un dégoût du langage. Pourquoi les choses redites, le spasme répété ? Si Schumann avait tout prévu ? 

VENDREDI 29 OCTOBRE 
Lettre de démission au groupe Comp-act. Je ne parviens pas à me sentir dans la “corporation”. Dans l’écriture, il n’y a pas de collègues, il n’y a, comme à l’hôpital, que des voisins de lit. Comment se syndiquer autour du fait d’écrire ? On a tort de croire que cela soit un métier. Il suffit de commencer une œuvre, une pièce comme on dit, pour sentir ― et j’ai longtemps cru que cela pouvait s’analyser comme une sorte de dilettantisme ― que l’on est violemment “hors de la chose”, qu’on essaie chaque fois de la recommencer, que le savoir-faire nous la dérobe. Duras [...] a signifié, d’une phrase absurde et lumineuse, ce balbutiement, cet être-dedans-dehors de l’écriture qui interdit l’esprit de syndic : “Écrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait.” 

SAMEDI 4 DÉCEMBRE 
Nostalgie du présent.
 La musique rapide est longue à écrire. 



MERCREDI 15 DÉCEMBRE 
Animisme réflexe ? Impossible de voir une éponge sèche sans la mouiller, instinctivement, sans raison, comme si je pensais lui redonner la vie. C’est sûrement une impulsion votive pour conjurer la stérilité artistique. 

LUNDI 21 FÉVRIER [1994] 
William Klein remarque que l’œuvre d’un photographe se limite à cent, deux cents photos dans le meilleur des cas, et qu’à 1/100e de seconde, cela ne fait que deux secondes captées, deux secondes dans toute une vie. Plus fort que Webern. 




MARDI 4 OCTOBRE 
De l’utilisation du mais. Ennio Flaiano rencontre dans la rue, un jour de 1946, le peintre Mino Maccari, sombre et attristé qui lui confie : Ho poche idee, ma confuse ― “j’ai peu d’idées, mais confuses”.  

MERCREDI 18 JANVIER [1995] 
La fatigue n’est pas toujours la rançon du travail, mais parfois le nuancier où il prend la meilleure matière.  




VENDREDI 3 MARS 
Les musiques s’écrivent dans une certaine schizophrénie. Seuls les spécialistes dont nous craignons le jugement les écoutent mais nos proches, en grande majorité, les mécomprennent ou s’en désintéressent royalement. Leur dédier nos partitions est un acte pieux parfois aussi inaperçu et déplacé que certains tatouages de troufions. B. à qui sont dédiées ces Béatitudes les écoutera peut-être une fois grâce à une mauvaise cassette qui s’empoussièrera ensuite sur une étagère. Jean-Philippe n’a dû écouter qu’une seule fois “son” quatuor et s’en est sûrement contenté. On ne peut tout de même pas le leur reprocher. 

[JEUDI 27 AVRIL] 

On est inconnu partout, sans affectation. Quand on nous demande ce qu’on fait dans la vie et qu’on dit “compositeur”, les questions immédiates, généralement de deux sortes, sont exténuantes : de quoi ? dans quel style ? Les plus avisés disent “genre Boulez” ? Et c’est déjà se rapprocher un peu de la vérité que de répondre oui, dans ce cas-là. Ou bien encore : pour quels instruments ? Je réponds que c’est très ouvert, que tout se discute, qu’on peut faire des requiems, sur demande.

[MARDI 19 DÉCEMBRE] 
Quatre heures de travail sur dix secondes. Et tout à refaire demain sans doute. 







VENDREDI 21 FÉVRIER [1997] 
Une question accessoire et peu significative m’a rappelé cela, que je n’écrivais plus : ai-je une saison, un jour de la semaine, une heure du jour favorable au travail ? Je crois bien bien que je n’en ai aucun. Tous les moments semblent légèrement inappropriés. La question n’a pas de sens. Le seul moment du travail est violemment hors temps. Et c’est non moins violemment qu’on peut être, hors de ce hors temps-là, renvoyé à chronométrer les saisons et les lunes en attendant qu’une parole vienne. 

[VENDREDI 12 DÉCEMBRE] 
Musique qui aurait voulu n’être aimée que de loin et que le succès planétaire corrode et fait dévier.
 Les droits d’auteur faramineux de Ravel sont la damnation infligée à son secret. 

SAMEDI 14 MARS [1998] 
Il est difficile d’écrire une musique, de la tracer d’une manière si définitive à l’encre de chine, sans que s’impose l’idée à mi-parcours que la musique doit être absolument tout autre. Absolument pas ce flot de quintolets à 112 à la noire. Mais tout le contraire. Une mélopée en valeurs longues. Le “trop tard” tient à ce que la musique en train de s’écrire a déjà pris consistance par une loi de sélection naturelle. Toutes les autres possibilités n’avaient pas les mêmes chances de survie. La marge de manœuvre n’est pas si grande qu’on croit. On est en fait honteusement familiarisé avec ce que l’on croit trouver.  

SAMEDI 29 AOÛT 
Quignard, dans le IIIe traité de La haine de la musique demande qu’aucune musique ne soit jouée ou diffusée pendant son incinération, ni qu’aucun texte ou hommage ne soit proféré ― “Aucun tarabustis (...) On m’aura dit adieu si on s’est tu”. Ce renoncement à toute cérémonie se révèle tout autre chose qu’une marque de modestie, de simplicité ou une volonté d’effacement. C’est l’ultime vanité, le fracas de la prétention au silence, la dernière brimade aux survivants. Le grand silence, c’est celui du mort encore vivant.
 Foin des recommandations funèbres.  

Gérard Pesson, Cran d’arrêt du beau temps
Journal 1991-1998 
(Van Dieren éditeur, 2004)
[sélection]

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