samedi 7 mars 2009

Le projet du souvenir



« Je dispose d’autres renseignements concernant mes parents ; je sais qu’ils ne me seront d’aucun secours pour dire ce que je voudrais en dire. 
Quinze ans après la rédaction de ces deux textes, il me semble toujours que je ne pourrais que les répéter : quelle que soit la précision des détails vrais ou faux que je pourrais y ajouter, l’ironie, l’émotion, la sécheresse ou la passion dont je pourrais les enrober, les fantasmes auxquels je pourrais donner libre cours, les fabulations que je pourrais développer, quelque que soient, aussi, les progrès que j’ai pu faire depuis quinze ans dans l’exercice de l’écriture, il me semble que je ne parviendrai qu’à un ressassement sans issue. Un texte sur mon père, écrit en 1970, et plutôt pire que le premier, m’en persuade assez pour me décourager de recommencer aujourd’hui. Ce n’est pas, comme je l’ai longtemps avancé, l’effet d’une alternative sans fin entre la sincérité d’une parole à trouver et l’artifice d’une écriture exclusivement préoccupée de dresser ses remparts : c’est lié à la chose écrite elle-même, au projet de l’écriture comme au projet du souvenir. 
Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien ; je ne sais pas si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenchée) ; je sais que ce je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois pour toutes. C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent, et dans les blancs que laisse apparaître l’intervalle entre ces lignes : j’aurais beau traquer mes lapsus (par exemple, j’avais écrit « j’ai commis », au lieu de « j’ai fait », à propos des fautes de transcription dans le nom de ma mère), ou rêvasser pendant des heures sur la longueur de la capote de mon papa, ou chercher dans mes phrases, pour évidemment les trouver aussitôt, les résonances mignonnes de l’Œdipe ou de la castration, je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie. » 

Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance (1975)


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