dimanche 3 mai 2009

Quand l’acier plongea dans mon crâne


J’évoquais il y a quelques jours Épépé, l’extraordinaire roman de Ferenc Karinthy (plus j’y pense, plus je me dis que c’est un grand livre). Ne trouvant pas en bibliothèque d’autres livres de cet auteur, je me suis rabattu sur ceux de Frigyes, son père, précisément sur ses deux derniers, écrits simultanément, en 1936, mais aux antipodes l’un de l’autre : Reportage céleste et Voyage autour de mon crâne. Si le premier est une fantaisie à prétentions métaphysiques qui m’a paru assez pesante pour que je l’abandonne au bout de cent pages (visite de l’au-delà guidée par Diderot, rencontre de grands hommes, considérations brumeuses ou exaltées, calembours intraduisibles, délires freudiens datés), le second est très étonnant et souvent admirable. Un mot d’abord sur Frigyes Karinthy. Quand il écrit ce Voyage, c’est une star en Hongrie. Tout le pays rit de ses histoires, applaudit ses drames, récite ses poèmes. Un genre de Mark Twain mâtiné de Guitry, curieux, cultivé, intarissable, lyrique et pitre (mais aussi angoissé à la mode Mitteleuropa que Twain pète de santé positiviste) ― qui juge tout naturel que ses compatriotes retiennent leur souffle en apprenant qu'il souffre d'une tumeur au cerveau… 

Cela commence par des trains, partant à heure fixe, alors qu’aucune gare n’est en vue. Ces trépidations dans le cerebellum (et maints autres symptômes atroces drôlement et froidement décrits) vont le conduire en Suède, pour une opération à haut risque, financée au nom de la nation reconnaissante par une comtesse (toute une époque). La neurochirurgie en est à ses débuts ; et pour minimiser les risques, le professeur Olivecrona, géant blond et glacial aux gestes féminins et alors meilleur praticien d'Europe, va opérer, le récit devient là tout à fait passionnant, sous anesthésie locale. 



Le professeur Olivecrona


« Quand l’acier plongea dans mon crâne, j’entendis un déchirement effroyable. Il s’enfonça de plus en plus vite à travers l’os, le crissement se fit de plus en plus fort et monta à un diapason plus aigu de seconde en seconde. J’eus le temps de me dire que c’était probablement le trépan électrique. Ce n’était vraiment pas la peine de s’êtres montrés si discrets dans leur conversation ! Ma tête vibrait au rythme d’un battement et d’un grondement comparables à ceux d’une machine de mille chevaux qui se met brusquement en marche. Un tonnerre, comme si les régions infernales s’étaient entrouvertes ou que la terre tremblât. Je n’ai jamais pu me rendre compte si cela m’avait fait mal ou non. Soudain, une secousse violente et le bruit cessa. La pointe avait traversé la boîte crânienne, et tournait librement dans un espace qui n’offrait plus de résistance. Je sentis une coulée de liquide chaude et silencieuse à l’intérieur de ma tête, comme si le sang affluait à l’intérieur par le trou qu’on venait de pratiquer. 
Le silence ne dura qu’un instant. Un centimètre plus loin à peu près, le trépan attaqua le crâne et recommença. J’étudiai plus calmement cette seconde perforation, qui n’était plus une surprise pour moi. » 

Désespéré mais bon enfant, Frigyes Karinthy était une sorte de force de la nature ― il suffit de voir sa tête. En lisant ce récit ahurissant de détachement (et un peu crâneur, si j'ose dire), je ne cessais de penser au frêle Maurice Ravel qui, au cours d’une opération semblable, devait rester, un an plus tard, sur le billard... Mais une année encore et Karinthy passait aussi. 

« Non, mon cerveau ne me faisait pas souffrir. C'était peut-être même plus irritant ainsi. J'aurais préféré qu'il me fasse mal. Le ridicule de ma situation me paraissait plus terrifiant que ne l'aurait été la douleur. Il était ridicule pour un homme d'être allongé comme ça, le crâne ouvert et le cerveau exposé au tout venant, ridicule d'être là ainsi et de vivre. » 

(Tout écrivain reconnaîtra que le trépan est inutile pour éprouver cette impression.)



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