lundi 14 juin 2010

Les dimensions d'un grand désastre



Ma mère savait trop bien quelle blessure peut causer une illusion brisée. Le désappointement le plus insignifiant prenait pour elle les dimensions d'un grand désastre. Une veille de Noël, peu de temps avant la naissance de son quatrième bébé, elle dut garder le lit à cause d'une légère indisposition, et elle nous fit promettre, à mon frère et à moi (qui avions respectivement cinq et six ans) de ne pas chercher à voir ce qu'il y aurait dans nos bas de Noël, que nous trouverions suspendus aux montants de nos lits le lendemain matin, mais de les apporter dans sa chambre et de ne regarder que là leur contenu, afin qu'elle pût nous voir à ce moment et jouir de notre plaisir. Au réveil, je tins furtivement conseil avec mon frère, à la suite de quoi chacun de nous deux, avec des mains avides, palpa son bas délicieusement crissant, bourré de menus présents ; lesquels présents nous retirâmes avec précaution un par un, et nous voilà dénouant les faveurs, dépliant les papiers de soie, examinant tout à la faible lueur qui traversait les rideaux tirés, puis nous réenveloppâmes toutes ces petites choses et les refourrâmes là où nous les avions trouvées. Je nous revois ensuite assis sur le lit de notre mère, tenant ces bas couverts de bosses et faisant de notre mieux pour jouer la scène qu'elle avait souhaité voir ; mais nous avions tellement bousillé les emballages, et notre interprétation de la surprise enthousiaste fut à tel point une interprétation d'amateurs (je vois encore mon frère levant les yeux au ciel et s'écriant, à l'instar de notre gouvernante française : "Ah ! que c'est beau !"), que, après nous avoir observés un moment, notre spectatrice fondit en larmes. 

Vladimir Nabokov, Autres rivages


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