mercredi 25 août 2010

Avoir honte de ses hivers


[novembre 1903]


Oui, c’est ainsi, pensais-je, que produisent les roses les plus belles, les seuls rosiers soumis à l’engourdissement de l’hiver. Sur cette terre d’Afrique, si riche et chaleureuse, la petitesse de ces fleurs, dont nous nous étonnions d’abord, leur étroitesse, l’étranglement de leur beauté vient de ce que le vigoureux rosier n’interrompt jamais de fleurir. Chaque fleur y éclôt sans élan, sans préméditation, sans attente...
 De même l’efflorescence la plus admirable de l’homme exige une préalable torpeur. L’inconsciente gestation des grandes œuvres plonge l’artiste dans une sorte d’engourdissement stupide ; et n’y consentir point, prendre peur, vouloir redevenir trop tôt capable, avoir honte de ses hivers, voilà de quoi ― pour en vouloir de plus nombreuses ― étrangler et faire avorter chaque fleur.
 

[…]  Le mot sincérité est l'un de ceux qu'il me devient le plus malaisé de comprendre. J'ai connu tant de jeune gens qui se targuaient de sincérité !... Certains étaient prétentieux et insupportables ; d'autres, brutaux ; le son même de leur voix sonnait faux... En général, se croit sincère tout jeune homme à convictions et incapable de critique. Et quelle confusion entre sincérité et "sang-gêne" ! La sincérité ne me chaut, en art, que lorsqu'elle est difficilement consentie. Seules les âmes très banales atteignent aisément à l'expression sincère de leur personnalité. Car une personnalité neuve ne s'exprime sincèrement que dans une forme neuve. La phrase qui nous est personnelle doit rester aussi particulièrement difficile à bander que l'arc d'Ulysse. 

André Gide, Journal



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