mardi 26 avril 2011

L'homme vit absolument pour rien et pour tout



“Que faites-vous quand vous ne pouvez pas écrire ?”


“C’est affreux, absolument affreux. Mais finalement on s’amourache de cela aussi, puisqu’on sait déjà qu’il y a d’abord plusieurs mois d’horreur.”


“Vous regardez la télévision ?”


“Ça arrive, les nouvelles ou une idiotie quelconque, quelque chose qui ne vous pèse pas, plus c’est idiot et mieux c’est.”


“Vous allez vous promener ?”


“Presque jamais. Je n’ai rien du promeneur, vraiment rien. Je tourne dans ma maison ou je fais n’importe quoi, je ne sais pas, n’importe quelle occupation idiote, ou je me mets au lit. À midi je vais manger quelque part en voiture ou à pied, et ensuite je me dis, bon, demain, ça ira, demain je m’y mets, mais le matin c’est tellement horrible que je cherche de nouveau une occupation quelconque pour ne pas avoir à m’y mettre. C’est comme ça. On traîne à droite, à gauche, et puis c’est trop tard, alors on se dit, la journée est fichue, et puis c’est fini. Ça peut durer des semaines, des mois. Ce qui me fait tenir, c’est la tension. Tant qu’on supporte de ne pas écrire, on n’est pas obligé de le faire. Rilke dit qu’on n’a le droit que quand on y est obligé. En fait, on n’est obligé à rien du tout, on est obligé d’aller jusqu’au bout, et même pas ça.”

[…] 





“Il n’y a pas deux hommes identiques sur terre. Il n’y a pas non plus de philosophie qui soit valide, qui vaille pour quelqu’un d’autre que celui qui l’a faite. Ce que Kant a écrit, c’est très gentil, très joli, mais ce n’est aussi qu’une philosophie bâtie par une personne pour une personne. Qu’ensuite des centaines, des milliers ou des millions de personnes l’aient faite leur, c’est une autre affaire, parce que, mon Dieu, ils l’acceptent et absorbent ça quasi comme une éponge. Mais ce ne sont pas pour autant des vérités qui dépassent une personne, et d’ailleurs elles changent constamment à l’intérieur même de cette personne. L’homme vit absolument pour rien et pour tout. Tout point final annule tout ce qui a précédé, et là on peut tout reprendre au début, si du moins on sait où est le début et où est la fin. Chaque seconde est un point de départ. On en est toujours à la situation première, simplement aujourd’hui, il y a le nylon et le dralon, qui n’existaient pas il y a cent ans, mais qu’est-ce que c’est que ces choses-là ? Des camisoles de force que l’humanité s’invente pour avoir quelque chose d’où s’échapper encore.”


“Mais ce que vous dites là, ce sont des évidences.”


“Il n’y a que des évidences, simplement elles sont les choses les moins accessibles, parce que les gens s’en défendent toujours et croient toujours qu’il doit y avoir de l’original. Il n’y a rien d’original, et il n’y a rien d’extravagant et en fait rien de fondamentalement intéressant pour la collectivité. Il n’y a que pour votre propre personne que vous puissiez donner à la vie des impulsions toujours différentes, et il y en a toujours quelques-uns qui affirment que ça les intéresse eux aussi, mais naturellement c’est idiot.”

 

André Müller, Entretien avec Thomas Bernhard, 1979

(in Ténèbres, Maurice Nadeau, 1986)



lundi 25 avril 2011

Le drame joyeux de la médiocrité


Les hasards de la vie, l’appel d’une amie, une place en trop, un après-midi à tuer ont fait que j’ai assisté, hier, à la dernière représentation de Don Giovanni à l’Opéra de Marseille. Ah ! L’Opéra de Marseille ! Il faut le voir pour le croire. Imaginez un gros cube de béton sans grâce, des balcons qui vous rentrent dans les genoux, un système d’aération inexistant qui transforme bientôt la salle en étuve où les lourds parfums d’un bon millier de vieilles bourgeoises se liguent pour vous faire suffoquer comme dans une boutique Séphora à l’heure de pointe le jour de la Saint-Valentin : attaque des muscs sous les stucs, les plus fins nez n’y résistent pas. Toutefois l'odorat n'est pas le sens que l’Op. de Mars. éprouve le plus durement, c’est la vue surtout qui en prend plein la gueule. Seriez-vous enivré par les effluves de laque Elnett et de Shalimar, ce qui a le front de se montrer sur scène vous fera bien vite dessoûler. Et pendant trois heures d’horloge, vous vous demanderez en vous pinçant mentalement jusqu’au sang pourquoi la direction de l’Opéra de la seconde ou troisième ville de France, demain "capitale culturelle" (rire nerveux), a engagé un décorateur dont la dernière des fêtes de patronage à Lampaul-Plouarzel (Finistère) ne voudrait pas. Les plasticiens de talent manqueraient-ils en région Paca ? Le moins doué des élèves des Beaux-Arts, à n’en pas douter, s’en sortirait mieux. Panneaux coulissants peints à l’éponge, énormes buissons en forme de couille s’avançant par à-coups pour figurer un jardin qu’un vieux reste de fierté nationale m’interdit de nommer à la française, pesant lustre retenu par un câble apparemment recouvert de papier mâché, jusqu’à un arbre au dernier tableau évoquant plutôt un gigantesque balai à chiottes, chacune de ses propositions aggrave un naufrage esthétique pourtant consommé dès les premières minutes. 



Il y a cependant un certain panache dans tant de laideur, en quelque sorte un parti pris. Auprès d’elle, les costumes sont simplement quelconques et la mise en scène tout juste insignifiante. Figurez-vous qu’il y a une trappe au centre du plateau, dont le dessin est parfaitement visible. Et que pensez-vous que fait Don Juan au moment d’être précipité dans les enfers ? Je l’ai craint pendant toute la scène sans oser y croire et pourtant si : il se positionne sur ce petit carré et disparaît tranquillement à notre vue, à deux à l’heure, comme je vous le dis. On est soufflé par tant d’imagination. C’est la même puissante inventivité qui a passé le Commandeur à la bombe argentée — comme ces statues vivantes qu’on voit dans la rue juchées sur un carton, on lui jetterait volontiers une pièce si sa voix de basse, tout de même, n’en imposait. Car j’allais oublier la musique : les chanteurs étaient assez bons. L’orchestre sans légèreté ni fièvre, pour ainsi dire administratif, à l’image de ces trombones quittant la fosse quand ils n’ont rien à jouer et revenant après leur pause clope comme si de rien n’était. C’est Mozart qu’on plonge dans le coma. Mieux eût valu l’assassiner. Mais à Marseille, que voulez-vous, on fait toujours les choses à moitié.


dimanche 17 avril 2011

Froide meringue




De nouveau à la campagne. En chemin, l'amie qui conduisait m'a invité dans un restaurant chic ; je me souviens surtout d'une mousseline de morille, d'une purée de févettes et, accompagnant un vacherin aux fruits rouges et un sorbet au basilic, d'une « étonnante meringue à l'azote » qui l'était en effet (relativement surprenante et à l'azote). Depuis j'ai cuisiné un velouté d'asperges vertes, des foies gras poêlés aux saint-Jacques et abricots flambés à l'Armagnac et, ce soir, une tarte aux fraises des bois. Je ne vais pas tarder à chier toutes ces choses, et puis mourir, me dis-je avec une vague, familière angoisse en contemplant une lune énorme au travers des arbres noirs. Puis le vent se lève et murmure aux oreilles des oiseaux endormis des choses sans suite.


vendredi 15 avril 2011

Grave erreur




« En déterrant Peak alors qu'il est encore mort, j'estime que, du point de vue médical, vous commettez une grave erreur, Sebastian. C'est risqué. Cela interfère avec le processus naturel de la reconstitution de l'être biochimique. Nous le savons tous : si le corps est ramené trop tôt, il cesse de se réparer. Il faut qu'il reste sous terre, dans l'obscurité et le froid, à l'abri de la lumière.
 
— Comme le yaourt, fit Lindy. » 

Philip K. Dick, À Rebrousse-temps
(Counter-Clock World, 1967)



jeudi 14 avril 2011

Le coup du chef-d'œuvre


Un passage souvent cité de 2666 voit le narrateur exprimer son mépris pour ces nouveaux Homais qui préfèrent Bartleby à Moby Dick, c’est-à-dire les œuvres parfaites mais mineures aux grands romans mal foutus se mesurant aux zénigmes zéternelles (le Maaal, notamment). J’ironise, mais si 2666 est beaucoup de choses il n’est certainement pas, pas plus que Moby Dick d’ailleurs, un grand roman mal foutu. J’ai même du mal à croire qu’il soit inachevé. Tout s’y tient, tout y est savamment dosé (même ce qui paraît excessif au premier abord, telles ces centaines de pages remplies de cadavres), c’est un grand roman tout court, bravo. On avale ses mille pages sans se forcer, pour les beautés de détail qu’on y rencontre souvent, tout en filant au-dessus des abîmes qu’enjambent ses majestueux ponts narratifs, que révèlent ses symboliques échos, quand on n’admire pas la justesse musicale des dimensions de chaque séquence, le souffle qui ne manque jamais, certains modernissimes effets de sur-place ou d’aplat, un vrai sens du tragique, de fulgurants éclats poétiques, etc. C’est universel et pourtant superbement latino-américain. Partout l’Ambition est affichée et partout l’Ambition est atteinte. De l’invention et un haletant suspense métaphysique comme s’il en pleuvait. Les visions d’un visionnaire. La confusion des genres. Et même une comédie lyrique, ironique et sophistiquée (la première partie, à mon sens la meilleure). Le lecteur de romans est comblé.   

Mais suis-je encore un lecteur de romans ? Sans doute, puisque j’ai lu 2666 sans bâiller ni faiblir — à moins que ne fasse que survivre en moi un goût déjà ancien. Ce genre d’œuvres maîtresses m’impressionne-t-il encore ? Beaucoup moins, à ce qu’il semble. Je vois le génie, mais, c’est plus fort que moi, je vois aussi le cabotinage. Il n’y a pas loin de monument à boniment. Le passage que j’évoquais sur l’amour débile des textes mineurs en est un bon exemple : cette arrogance sûre d’être relevée, ce jugement s’appliquant à soi-même avec une flamboyante vanité... voilà ce qui m’empêche d’admirer tout à fait le dernier livre de Roberto Bolaño, sans que je lui conteste un droit bien mérité à la Postérité. Après tout, il en est mort. 


Je ne veux pas dire pour autant que l’ambition est suspecte en littérature. La plupart du temps elle la fonde et c’est heureux. C’est peut-être une question de moyens. Ceux qu’emploie Bolaño ne brillent pas, au fond, par leur finesse : un pavé de deux kilos (autrement dit, un génie écrasant sans métaphore), au titre à la fois mystérieux (l'emphase du mystère...) et transparent (la date de la prochaine Apocalypse fantasmée par le premier sataniste de quinze ans venu), s’ingéniant à laisser ouvertes mille pistes d’interprétation et truffé de références pointues ; cette façon rouée de se constituer en objet de fascination (en frustrant des curiosités, en alternant les morceaux absurdes ou “indécidables” et les morceaux sur-signifiants), le vieux truc toujours payant de la circularité — la fin ramène au début, et c’est l’infini mis à la portée des littérateurs... On ne me la fait plus. On me la fera encore. Dos mil seiscientos sesenta y seis est un excellent roman.


samedi 9 avril 2011

Deux cloches





« Alors il pria de tout son cœur, pleura un bon coup et, pendant deux secondes, fut sur le point de renoncer à son projet. Mais là-dessus retentit la cloche appelant à la prière, ce qui aggrava l’état de ses nerfs perturbés et replongea son âme dans une sombre perversité. Le mal que peuvent faire d’horribles cloches mal utilisées est incalculable. »
 

« Il rentra chez lui en passant par le parc, mains dans les poches, très content à l’idée de ne plus avoir à fournir de la copie, et guère soucieux de l’état de son porte-monnaie car il partageait le sentiment des vrais bohèmes à l’égard de l’argent — je ne sais s’il faut le qualifier d’incrédulité ou de foi. »
 

Stevenson, Une Chanson ancienne (1875)



samedi 2 avril 2011

Le langage même de nos pensées




« Aucun endroit ne vit clairement dans l’imagination qu’on ne l’ait d’abord quitté. La teneur de notre expérience, chaque jour se fondant dans une autre, alors s’unifie en une seule image. D’innombrables couchers de soleil, d’innombrables aurores, d’innombrables promenades sous les étoiles, nous extrayons un tertium quid, une essence magnifiée, le miel du miel, la crème de la crème, paysage classique qui, artificiellement composé, est autrement plus vivant, séduisant et vraisemblable que la scène qu’il reproduit : il en exprime la quintessence. Le coup d’œil unique est certes parfois mémorable ; c’est lui qui, plus tard, nous donnera les contours de notre représentation imaginaire. Mais l’œil jamais ne saura d’un coup embrasser la totalité d’un panorama. Pas plus que la pointe sèche du graveur, il ne peut aller en effet au-delà de la nature. La littérature, elle, parce qu’elle est le langage même de nos pensées, doit d’abord être travaillée par le temps. »
 

Robert Louis Stevenson [1879]



vendredi 1 avril 2011

L'œil est indispensable






« Quel plaisir de lire dans une chambre tranquille avec la fenêtre ouverte sur la forêt. J’ai ouvert le vieux Dante, il ne me quitte plus. Nous allons vers une amitié sérieuse.
 

[...] 
La lecture est une ressource pour la culture de l’esprit : elle permet ce colloque muet et tranquille avec le grand esprit, le grand homme qui nous a légué sa pensée ; mais la lecture seule ne suffit pas à former un esprit complet, pouvant fonctionner sainement et pleinement. L’œil est indispensable à l’absorption des éléments qui le nourrissait, ainsi que notre âme, et quiconque n’a pas, dans une certaine mesure, la faculté de voir, de voir juste, de voir vrai, n’aura qu’une intelligence incomplète. 
Voir, c’est saisir spontanément les rapports des choses. »
 


Odilon Redon, À soi-même [note du 7 mai 1875]