mardi 17 mai 2011

Et n’allez pas croire que mon arrogance soit involontaire




À Jack Scott, Vancouver Sun 
Le 1er octobre 1958 
Perry Street

New York City 


Cher Monsieur,
    
Je me suis éclaté comme un malade cette semaine à la lecture du l’article de Time Magazine sur le Sun. Je me permets non seulement de vous souhaiter bonne continuation, mais également de vous proposer mes services.
    
N’ayant pas à ce jour encore pris connaissance du “nouveau” Sun, je considère cette proposition comme soumise à condition. La dernière fois que j’ai travaillé pour un journal dont je ne savais rien (voir articles joints), j’ai mis le pied dans une vraie bouse, et je n’ai pas l’intention de me lancer de nouveau à l’aveuglette. Le temps que cette lettre vous arrive, j’aurai lu des éditions récentes du Sun. Ma proposition reste valable, sous réserve bien sûr que le canard tienne la route.
    
Et n’allez pas croire que mon arrogance soit involontaire. C’est tout simplement que je préfère vous offenser maintenant plutôt qu’après avoir commencé à travailler pour vous. Je ne m’étais pas fait clairement comprendre du type qui m’a engagé, la dernière fois, et ensuite, il était trop tard. Ça a été comme si le marquis de Sade s’était soudain retrouvé à travailler pour Billy Graham. Le type m’a pris en grippe, et, bien entendu, je n’ai eu pour lui et pour tout ce qu’il représente que le plus profond mépris. Si vous lui posez la question, il vous dira que je ne suis “pas très aimable, [que je] déteste les gens, [que je] veu[x] juste rester dans [m]on coin, et [que j’ai] une trop haute idée de moi-même pour me mêler à la plèbe.” (Citation extraite d’un mémo qu’il a envoyé au directeur de la publication.) Avoir de bonnes références, il n’y a rien de tel.
    
Bien entendu, si vous demandez à d’autres personnes pour qui j’ai travaillé, vous obtiendrez des réponses bien différentes. Si j’ai suffisamment piqué votre intérêt pour recevoir une réponse, je me ferai un plaisir de vous faire parvenir une liste de références — y compris de la part du gus pour qui je travaille actuellement.
    

Les articles ci-joints devraient vous renseigner sur mon compte. Cela remonte à un an, et depuis, j’ai un peu évolué. J’ai suivi quelques cours à Columbia pendant mon temps libre, ai énormément appris sur la manière dont se mènent les affaires journalistiques, jusqu’à éprouver désormais un saint mépris pour le métier. Je pense pour ma part qu’il est fort dommage qu’un secteur potentiellement aussi dynamique soit entre les mains de nazes, de vauriens et de pisse-copies frappés de myopie et d’apathie, bouffis de satisfaction, généralement confits dans un marais de médiocrité stagnante. Si c’est à quoi vous essayez d’échapper avec le Sun, alors il me semble que j’aimerais travailler pour vous.
    

L’essentiel de mon expérience relève du journalisme sportif, mais je peux écrire de tout, de la propagande belliciste à la critique littéraire érudite. Je suis capable de travailler vingt-quatre heures par jour si nécessaire, de vivre sur la base d’un salaire raisonnable, et je me fiche comme de ma première chemise de la sécurité de l’emploi, des bonnes manières en vigueur au bureau et du qu’en-dira-t-on. Je préfère être au chômage plutôt que travailler pour un canard m’inspirant de la honte.
    
La Colombie britannique, ce n’est pas la porte à côté, mais je pense que le voyage me plaira. Si vous pensez que mes services peuvent vous être utiles, envoyez-moi un petit mot. Sinon, bonne chance quand même.
    
 Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

 
Hunter S. Thompson



(in Gonzo Highway, correspondance, 2005)



dimanche 15 mai 2011

Lignes





Le soleil cuisait, depuis le ciel barbouillé de nuées gazeuses passant vite (de plus lourds frères à l'horizon) et qui en faisaient le plus souvent un trompeur disque pâle. Le sable crissait entre les pages de mon livre, puis la chaleur m'a poussé vers l'eau où d'ailleurs pas mal de gens se trouvaient. Elle était, comme toujours, c'est l'un des sept piliers de la sagesse méridionale, fraîche mais bonne ; j'ai voulu nager jusqu'à la première bouée, une centaine de mètres à vue de nez, à mi-chemin ce fut comme si c'était fait (ce qu'on appelle un trait de caractère) et je me suis allongé sur le dos, les yeux clos par réflexe. Quand je les ai rouverts, un avion allait traverser l'écran troué des nuages continuant à se déplacer rapides et légers, comme à sa rencontre ou l'inverse, pendant que moi-même je dérivais, et le très bref alliage de ces trois mouvements — les nuages et moi en travers des vagues, mus par le même vent (un sujet de fierté), à rebours de l'avion aux fines traces parallèles — ou plutôt la conscience vive que j'en eus et qui passait par mes bras en croix me procura une émotion étrange et somme toute heureuse, je ne savais plus qui allait vers quoi et à quelle vitesse, selon quels angles incalculables — c'était un nœud à peine observable de lignes de fuite comme il y en a tant, partout, tout le temps —, mais tous nous y allions avec une belle détermination, quoique le plus gratuitement du monde.



lundi 2 mai 2011

Et alors le moment s’achève





"J’aimerais parler de la perfection sous-jacente à la vie, quand l’esprit est submergé par la perfection et le cœur débordé par la plus grande joie […] 
À vivre nos vies, il y a quelque chose comme une course – notre esprit se couvre et sombre dans l’inquiétude et puis c’est la déprime et on doit prendre des vacances pour en sortir. 
Et puis il y a parfois des moments de perfection et, dans ces moments-là, on se demande bien d’où nous vient que la vie serait difficile. On se dit qu’au moins nos pas suivent la bonne voie et qu’on est à l'abri de flancher et d'échouer. On est fermement convaincu de tenir la solution et alors le moment s’achève […] 
Bien des gens pensent qu’ils sont au diapason du destin, que la somme de leurs inspirations les guidera vers ce qu’ils veulent et qu’il leur faut. Mais l’inspiration n’est véritablement que le guide vers la chose suivante et peut-être bien ce qu’on nomme réussite ou échec. Les mauvais tableaux doivent être peints et, pour l’artiste, ils valent plus que ces autres tableaux plus tard portés à la connaissance du public […] Se sentir confiant et de taille à réussir n’est pas dans la nature de l’artiste. Se sentir déficient, expérimenter déception et défaite en attendant l’inspiration, tel est son état d’esprit naturel. Il en découle que l’éloge embarrasse quelque peu la plupart des artistes. Ils ne peuvent s’attribuer le mérite de l’inspiration, parce que s’il nous est donné de voir à la perfection, il nous est par contre impossible de réaliser à perfection." 

Agnes Martin (1912-2004) 
transcrit en 1972 par Lizzie Borden d’après une interview de l’artiste 
traduction inédite de l’anglais d’Igor Ballereau