mardi 26 juillet 2011

Le cœur en litige


1887, 6 Mai. — C’était en mai. Après des jours d’appréhension infinie, d’inquiétude et de trouble incessant, car je n’avais jamais vu naître autour de moi (ni frères ou sœur, célibataires, ne m’avaient révélé l’adorable prodige de la nativité), novice enfin dans cette angoisse, je vis naître au plein jour, par une journée humide et chaude, mon fils Jean. 
Je l’aimais d’emblée. À la minute même de sa vie, que je sentais fragile.
Qu’il était peu de chose et humain ! Et dans mon cœur, quelle pitié ! Je crois pouvoir dire que tout l’amour paternel dépend de cet instant suprême où nous est révélée la vie en sa condition la plus pitoyable. C’est vraiment, durant plusieurs jours et des mois, l’infinie faiblesse du moribond. 
Il avait les yeux imprégnés d’éclat nocturne, la bouche fine, et quelques jours après, bonne. Des mains admirablement belles. Ce fut une joie. Une joie forte et saine et vraie. Une secousse ressentie aux entrailles, comme si ma force, lasse et usée, eut repris nouveau ressort. La conscience de cet être qui va être, cet attachement subit et nécessaire, me domina entièrement. Et ne parlons pas ici de sacrifice ; le dévouement spontané qui naît au cœur à telle heure, est une chose subie, une loi de nécessité. On ne peut pas laisser éteindre la vie, et tout en le nouveau-né appelle secours. Après viendront les rêves et toutes les créations puissantes de son propre charme. La première heure, encore une fois, éveille l’âme, le premier cri crie pitié. 
Ensuite, parut tout le cortège des ressemblances. Était-ce en lui ? Était-ce en moi ? La face de l’enfant est-elle un miroir changeant où se mirent et viennent vivre de mystérieuses souvenances ? Il nous rappela tour à tour l’image incertaine de saint Vincent de Paul, Talleyrand, un vieil oncle, ma sœur avant lui défunte, et ses deux grand-mères, et ses beaux yeux aussi ceux de mon père à sa fin, tel que je le vis malade, en cette même chambre où il mourut.
Ce premier mois de l’enfant, on le dit n’avoir point de révélations bien profondes, et non comparables aux surprises qui bientôt après vont venir. Celui de Jean me donna le souci calme et toujours présent de son souffle. La maison tout entière me semblait emplie d’un mystère ; au loin, comme auprès du berceau silencieux où il ne pleurait pas, l’on sentait palpiter l’inconnu surprenant, le principe d’une vie. Et ces jours furent à la fois anxieux, très doux et quasi religieux. 
Au dehors, dans la campagne, Peyrelebade étant un hameau pour ainsi dire, il avait conquis la place, et l’on ne m’abordait plus que pour me dire, avant tout bonjour : “Il dort ? Comment est-il ?” Toute sympathie simple et vraie du paysan qui, depuis longtemps, jamais n’avait vu naître en nos murs. Les enfants me disaient : “Où est le petit monsieur ?” Ils venaient aussi s’approcher du berceau orné de gaze rose ; ils se soulevaient sur la pointe de leurs pieds pour l’apercevoir ; et ils me demandaient pourquoi, comme eux, il n’était pas grand. Puis, le premier sourire. Il vint très tôt, dans le sommeil, en son deuxième mois, à une sortie ; il était tenu par sa mère, assise sur un banc ; j’attirai ses yeux en l’appelant, il me fixa longtemps et me sourit avec des yeux en larmes. Elles me gagnèrent. À partir de ce jour, l’enfant quel qu’il soit, prélude à un poème. On en lira bientôt les strophes une à une, et son charme dominateur vous suivra partout. Il faut avoir vu naître pour lire ce verset de la vie si tendre, sensible, où toutes les grâces vont venir : l’amour instinctif de la lumière, la joie à tout ce qui se meut, le goût du mouvement et la curiosité de tout ce qui se masse aux yeux : arbres, grands ciels, toutes les choses étincelantes vont lui parler. Jean eut toujours une extase devant la verdure, et ses pleurs rares furent évités vite en le plaçant sous le marronnier du jardin.
Et il n’est plus. Le temps n’affaiblit pas l’émoi causé par une telle mort. Il peut donner prise à des activités qui remplissent les heures et passionnent à nouveau ; mais au silence, au premier loisir indolent, le rappel est sensible et le mal ouvre sa plaie. La mort d’un enfant laisse le cœur en litige, son souvenir est toujours l’avant-goût d’un sentiment infiniment doux auquel on a goûté, et laisse à l’âme inassouvie un mélancolique malaise. 
Il faudrait pour s’en consoler, voir qu’il en est beaucoup d’autres avec de doux sourires — et les aimer autant. Mais l’affection du père est la création même de son enfant : c’est sa prise, sa conquête, son triomphe. Et cette attache infinie — qui est une certitude — est un mystère quand elle se brise. Cette chose éprouvée et révélée doit être impérissable. Il me semble qu’au jour dernier, quand j’irai dormir au même inconnu que lui, des ondes invisibles se rapprocheront aussi pour se confondre, venues de lui, venues de moi.
 


Odilon Redon, À soi-même



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire