samedi 12 mai 2012

Signes de signes




« Si vous supposez un Dieu qui ne soit pas votre personne et une parole qui soit bien différente de la vôtre, concevez que Dieu parle : alors l’univers est son langage. Il n’est pas nécessaire qu’il nous parle. Nous ignorons à qui il s’adresse. Mais ses choses tentent de nous parler à leur tour, et nous, qui en faisons partie, nous essayons de les comprendre sur le modèle même que Dieu a imaginé de les proférer. Elles ne sont que des signes, et des signes de signes. Ainsi que nous-mêmes, ce sont les masques de visages éternellement obscurs. Comme les masques sont les signes qu’il y a des visages, les mots sont les signes qu’il y a des choses. Et ces choses sont des signes de l’incompréhensible. Nos sens perfectionnés nous permettent de les disjoindre et notre raisonnement les calcule sous une forme continue, sans doute parce que notre grossière organisation centralisatrice est une sorte de symbole de la faculté d’unir du Centre Suprême. Et comme tout ici-bas n’est que collection d’individus, cellules ou atomes, sans doute l’Être qu’on peut supposer n’est que la parfaite collection des individus de l’Univers. Lorsqu’il raisonne les choses, il les conçoit sous la ressemblance ; lorsqu’il les imagine, il les exprime sous la diversité. » 

Marcel Schwob, préface du Roi au masque d’or (1892) 




« Presque tous ceux qui viennent dans l’autre vie s’imaginent que l’Enfer est semblable pour tous, et que le Ciel est semblable pour tous ; cependant il y a dans l’un et dans l’autre des variétés et des diversités infinies, et jamais l’Enfer pour l’un n’est absolument semblable à l’Enfer pour l’autre, ni le Ciel pour l’un absolument semblable au Ciel pour l’autre, de même qu’il n’y a jamais un homme, ou un esprit, ou un ange, qui soit tout à fait semblable à un autre, pas même quant à la face ; lorsque seulement je pensais qu’il pouvait y avoir deux êtres absolument semblables ou égaux, les Anges étaient saisis d’effroi. » 

Emmanuel Swedenborg, Du Ciel et de ses merveilles et de l’Enfer (1758)



lundi 7 mai 2012

Démonstrations du vertige





"Me trouvant à la campagne avec un ami, nous parlions du vertige, mon ami l’ignorait. 
Je lui fis plusieurs démonstrations du vertige sans obtenir le moindre résultat. Mon ami ne pouvait apprécier l’angoisse que l’on peut ressentir à la vue d’un couvreur travaillant sur un toit. A toutes les remarques présentées par moi, mon ami haussait les épaules, ce qui n’est pas très poli ni très aimable. 
Tout à coup je vis un merle qui venait de se poser sur l’extrémité d’une branche, d’une haute branche, d’une vieille branche. La position de cet animal était des plus périlleuses... Le vent faisait osciller la vieille branche que la pauvre bête serrait de ses petites mains crispées. 
Alors, me tournant vers mon compagnon : – Tenez, lui dis-je, ce merle me donne la chair de poule et le vertige. Vite, portons un matelas sous cet arbre, car si l’oiseau perd l’équilibre, il se cassera sûrement les reins. 
Savez-vous ce que me répondit mon ami ? 
Froidement, ... simplement : – Vous êtes un pessimiste. 
Convaincre les gens n’est pas facile." 

Erik Satie, Sur le Vertige (1912)


dimanche 6 mai 2012

Il y aurait peut-être un mot





S. dit au journaliste que lorsque l’on conduit Julien Sorel à la guillotine Stendhal écrit que celui-ci se trouve "en veine de courage" et que "marcher au grand air est pour lui une sensation délicieuse" (sapristi comment peut-on écrire – et qui plus est lire – de pareilles fadaises !), tandis que le "grand air" où se déroulait la marche des quatre cavaliers (l’éclatant soleil, la paisible campagne, les pépiements d’oiseaux) rendait au contraire la chose disons... infiniment plus disons... insupportable qu’elle l’aurait été si tout cela s’était passé de nuit, ou sous la pluie, ou dans cette boue si chère aux illustrateurs, ou même sous un bombardement […] Mais bon Dieu.... […] Raconter que marcher au grand air est pour quelqu’un qui va mourir une "sensation délicieuse", bon Dieu ! Quand d’une minute à l’autre on ne sera plus qu’une de ces choses effroyablement immobiles qui ressemblaient à des sacs de sciure !... Le journaliste disant Mais enfin si ce n’était ni désespoir, ni renoncement, ni abdication, ni..., et S. disant que Non ce n’était rien de tout ça, qu’il y aurait peut-être un mot, mais qu’on lui donne en général un sens qui... Hésitant de nouveau (et pendant un moment il peut de nouveau percevoir ce même indifférent et menaçant grondement, cette espèce de bruit de fond, cette rumeur étale, sans plus de consistance qu’une faible et unique vibration dans quoi vient se confondre toute l’agitation du dehors, se neutraliser toute la violence, les passions, les désirs, les peines, les terreurs), et à la fin il dit Mélancolie, le journaliste s’exclamant Mélancolie !..., le dévisageant de derrière les verres sans monture de ses lunettes de docteur, les sourcils levés, de cet air de nouveau sceptique, réprobateur, irrité presque… 

Claude Simon, Le Jardin des Plantes, p. 297-299




mardi 1 mai 2012

Immortalité minimale



14 septembre [1987] 

J’ai parcouru les réponses du questionnaire publié par Libération il y a deux ans : « Pourquoi écrivez-vous ? » cette fois, à la recherche de la réponse la plus courante. Très peu d’écrivains expliquent l’exercice de leur profession par des raisons financières. Beaucoup reconnaissent ignorer complètement la raison pour laquelle ils écrivent. Mais la plupart répondent qu’ils sont poussés à écrire par une force intérieure à laquelle ils ne peuvent s’opposer. Les plus scrupuleux n’hésitent pas à reconnaître que leur principale satisfaction vient de l’impression de laisser une partie de son être derrière soi — en d’autres termes, écrire paraît conférer une sorte d’immortalité minimale. Cela aurait été compréhensible plus tôt dans le siècle, lorsqu’on pensait que la vie sur cette planète continuerait indéfiniment. Mais aujourd’hui que ce pronostic est douteux, le désir de laisser une trace derrière soi semble absurde. Même si l’espèce humaine réussit à survivre pendant un siècle supplémentaire, il est peu probable qu’un livre écrit en 1990 ait beaucoup de sens pour quelqu’un qui l’ouvrira en 2090, à condition évidemment que ce dernier soit encore capable de lire. 


24 avril [1989] 

[…] Hier et aujourd’hui, j’ai reçu ici un couple d’Allemands qui m’ont enregistré pour une radio berlinoise. La femme avait tendance à commencer toutes ses questions par le mot Pourquoi. Je lui ai fait remarquer qu’on ne pouvait répondre ni intelligemment ni sincèrement à une question commençant par Pourquoi. Comme de juste, elle m’a aussitôt demandé :

— Pourquoi donc ? 

Paul Bowles, Journal tangérois