lundi 1 octobre 2012

Incongru et charmant





C’est à Bénerville que je rencontrai pour la première fois Marcel Proust, il y a une vingtaine d’années. Je sortais avec Robert Gangnat de la villa qu’il avait louée cet été-là au bord de la route de Villers, lorsque je vis venir à nous un homme d’aspect incongru et charmant. Marcel Proust arrivait à pied de Cabourg, exprès pour inviter mon ami à dîner au Grand Hôtel où il séjournait. J’ignorais alors jusqu’à son nom. Mais je fus frappé de l’extrême tendresse de son regard, et aujourd’hui encore je le revois tel qu’il m’apparut avec ses vêtements noirs étriqués et mal boutonnés, sa longue cape doublée de velours, son col droit empesé, son chapeau de paille défraîchi trop petit, qu’il portait très en avant sur le front, ses épaules hautes, ses cheveux épais et drus, ses escarpins vernis couverts de poussière. Cet habillement pouvait être ridicule sous ce soleil : il ne manquait pas pourtant d’une certaine grâce touchante. Une certaine élégance s’en dégageait et aussi une grande indifférence à toute élégance. Il n’y avait nulle extravagance de sa part à avoir entrepris cette longue course à pied. Il n’y avait, à cette époque, aucun autre moyen pratique de franchir les dix-sept kilomètres qui séparaient Cabourg de Bénerville. Mais cet effort qu’il dut faire et dont la fatigue se lisait sur son visage, attestait bien sa « gentillesse ». Il nous conta sa route avec une malice exquise, sans se douter que ce voyage, par cette chaleur, était une grande preuve d’amitié. Il s’était à plusieurs reprises arrêté dans différentes auberges pour y boire du café et reprendre des forces. Tout ceci fut dit avec simplicité, et je fus tout de suite séduit. Avec la divination qu’on lui connaît, il comprit très vite que je souhaitais, avec une impatience de jeune homme, qu’il m’invitât […] 

Le dîner devait avoir lieu quelques jours plus tard […] Marcel Proust nous accueillit avec une courtoisie que je croyais ne plus exister. Arrivés les premiers, il nous donna les noms de chacun de ses convives — M. B. , M. S. Il nous fit le portrait de chacun, et son histoire. Mais surtout il nous parla longuement du vieux marquis de N. qui devait être des nôtres. Ce personnage semblait intéresser tout particulièrement sa curiosité et sa bonté. Ruiné, abandonné de sa femme et de ses enfants après une existence bien remplie de femmes et de jeux, ataxique, à moitié paralysé, il voguait comme une épave dans cet immense hôtel, moqué du personnel, au milieu de l’indifférence de tous. Marcel Proust l’entourait avec une attention discrète. Ce malheureux infirme ne pouvait marcher que de biais et, commandant mal ses mouvements, devait en quelque sorte fixer sa chaise et s’y jeter pour s’y asseoir. Marcel savait, sans que le marquis s’en rendît compte, placer toujours cette chaise de la façon qui pouvait lui faciliter le plus cette opération. Il en fut de même tout le temps du repas, où il sut aider tous ses gestes. Mais surtout il ne cessa de porter la conversation sur le terrain où le vieux marquis pouvait retrouver le plus d’existence. Et je puis bien dire que ce mannequin usé, vidé, dont nous n’aurions su voir que les ridicules, nous apparut grâce à lui un homme de grande aristocratie et de beaucoup d’esprit […]


On parla voyages… et comme le nom de Constantinople fut prononcé, je me souviens qu’il récita une longue page de Loti. Alors, dans l’enthousiasme où m’avait mis ce dîner, cette compagnie, ce que j’entendais, qui excitait ma curiosité au plus haut point, pour lui marquer toute ma sympathie, ma tendresse naissante, je m’émerveillais de cette mémoire et de cette page. Il me regarda d’un air amusé et se tut, mais plus tard, au moment de nous quitter, il me dit : « Lisez l’Indicateur Chaix, c’est bien mieux… » 

Gaston Gallimard, Première rencontre

(hommage paru dans La NRF du 1er janvier 1923)



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