mardi 25 décembre 2012

Une image parfaite de la paix de Noël




"A la paisible matinée du 25 décembre succède le repas de midi, plus copieux que d’habitude en ce jour de fête. Robert mange de bon appétit dans le cercle des pensionnaires ; le cliquetis des fourchettes, cuillers et couteaux résonne comme une musique joyeuse à son oreille. Mais il a hâte d’arpenter la campagne. Chaudement vêtu, le voilà qui pénètre dans la lumière cristalline d’un paysage de neige. Devant l’hospice, il emprunte le chemin qui, par un sombre passage souterrain, le mène à la gare où il a si souvent attendu l’ami. Dans quelques jours, à Nouvel An très exactement, ils se promèneront de nouveau ensemble, qu’il fasse beau ou mauvais. Aujourd’hui, il est attiré par le Rosenberg sur lequel se dresse une ruine. Il y est déjà allé maintes fois, seul ou accompagné. De là-haut, on a une vue magnifique sur la chaîne des Alpes. Tout est si calme en ce début d’après-midi : de la neige, rien que de la neige, aussi loin que porte le regard. N’a-t-il pas écrit une fois un poème qui s’achève par ces mots : “La neige tombant du ciel rappelle une rose qui s’effeuille ?” Ce n’était peut-être pas un très bon poème ; mais il est vrai que c’est ainsi qu’un homme devrait s’effeuiller : comme une rose.


Le promeneur solitaire inspire à pleins poumons l’air limpide de l’hiver. Un air si consistant qu’on a presque l’impression qu’on pourrait le mastiquer. Il a laissé Herisau en contrebas. Ses usines, ses maisons d’habitation, les églises, la gare. Parmi les hêtres et les sapins, il grimpe vers le Shochenberg, sans doute un peu trop vite pour son âge. Son coeur qui bat la chamade le pousse plus loi, plus haut ; au sortir du Rosenwald, il se dirige vers la Wachtenegg, rejoint la crête ouest du Rosenberg d’où il gagnera, par une légère dépression, la colline d’en face. L’envie lui vient d’allumer une cigarette. Mais il résiste. C’est un plaisir qu’il se réserve pour plus tard, lorsqu’il se tiendra près de la ruine. — La pente menant à la dépression est assez raide. Il descend donc latéralement, pas à pas, sans se retenir aux buissons, vers la cuvette située à 860 mètres d’altitude où il compte se reposer un moment. Plus que quelques mètres et il se retrouvera sur le méplat. Il doit être maintenant environ treize heures trente. Le soleil brille d’un pâle éclat, comme une jeune fille un peu anémique. Rien de triomphal dans son rayonnement, plutôt quelque chose de tendrement mélancolique, d’hésitant, comme s’il était sur le point déjà d’abandonner à la nuit le charmant paysage.
Et voilà que soudain, son coeur marque un temps d’arrêt. Le promeneur est pris d’un vertige. Sans doute est-ce là un symptôme de l’artériosclérose dont le médecin lui a parlé un jour pour le mettre en garde et l’inciter à ne pas forcer l’allure pendant la marche. En un éclair, il se rappelle les crampes aux jambes qui l’ont surpris lors de promenades passées. Cela va-t-il se reproduire aujourd’hui ? Que ces choses-là sont donc désagréables et, qui plus est, si stupidement assommantes ! Mais — qu’est-ce que c’est ? Il tombe brusquement à la renverse, sur le dos, porte la main droite à son coeur et s’immobilise. L’immobilité de la mort. Le bras gauche repose le long du corps qui se refroidit rapidement. La main gauche est fermée comme pour écraser dans la paume la douleur aiguë, brève, qui a bondi sur le promeneur par surprise, ainsi qu’une panthère. La chapeau a roulé un peu à l’écart. La tête légèrement tournée sur le côté, le promeneur muet offre une image parfaite de la paix de Noël. Sa bouche est ouverte ; on dirait que l’air hivernal, pur et frais, pénètre encore en lui.


C’est ainsi que le découvrent un peu plus tard deux écoliers qui sont descendus à ski de la ferme “Burghalden”, éloignée de cent cinquante mètres à peine et appartenant à la famille Manser, afin de voir de plus près ce qu’il y avait là, dans la neige. Une femme est montée de la vallée avec son chien, pour rendre visite aux Manser en ce jour de fête ; elle leur a raconté en arrivant là-haut que son “Bläss” s’est montré singulièrement nerveux pendant la montée ; il n’a pas cessé d’aboyer, de tirer sur la laisse pour se précipiter en bas de la pente où gisait quelque chose de bizarre, d’inhabituel. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Allez donc jeter un coup d’oeil, les garçons !


Le mort couché dans la neige, au pied de la pente, est un poète qu’enchantèrent l’hiver et la danse légère et joyeuse des flocons — un authentique poète qui nourrit en son coeur d’enfant la nostalgie d’un monde de silence, de pureté et d’amour : Robert Walser.

" 

Carl Seelig, Promenades avec Robert Walser (1977), 
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dimanche 23 décembre 2012

Une ultime maniaquerie


La Boule de Feu, une fois de plus, se retrouva seule à trois heures du matin dans sa fausse grande hacienda de North Rodeo Drive et, pour la dernière fois, elle gravit les marches de son escalier à la rampe en fer forgé dans sa robe en lamé argent (impayés, comme tout le reste).
 Sa chambre ressemblait à la Chapelle de Notre-Dame de Guadalupe en son jour de Bénédiction : des fleurs, des cierges partout — la pièce illuminée. Prête à recevoir la star. Elle griffonna quelques mots d’adieu sur un bloc-notes posé sur la table de nuit, près du téléphone en or blanc :

Harald,

Puisse Dieu te pardonner et me pardonner aussi, mais je préfère m’ôter la vie avec celle de notre enfant plutôt que de lui porter la honte ou de le tuer.
LUPE

[…] Elle ouvrit le flacon de Séconal qui attendait sur la table de nuit, porta le verre d’eau à ses lèvres, et avala les soixante-quinze petits billets pour l’Oubli. Elle s’étendit sur le lit de satin au pied du grand crucifix, les mains jointes sur la poitrine dans une dernière prière, ferma les yeux et imagina les photos en première page des éditions du lendemain : La Belle au bois dormant. Ainsi, bien sûr, que l’exclusivité de la scène d’adieu par Louella (1), en une, dans un encadré noir.
Dans l’Examiner du lendemain, en effet, Lolly décrivait la nature morte découverte à la Casa Felicias de North Rodeo Drive :

Lupe ne fut jamais plus belle qu’étendue là, comme endormie… Une vague sourire, celui des rêves secrets… Ressemblant à une enfant faisant sa sieste, comme une petite fille sage… Mais écoutez : voilà les toutous, Chops, Chips, qui grattent à la porte… Ils gémissent, ils pleurent… Ils veulent sortir jouer avec leur petite Lupita…

Aucune photo du lit de mort ne vint accompagner la prose de Parsons. La scène, en réalité, s’était déroulée différemment. 
Quand la domestique, Juanita, avait ouvert la porte de la chambre à neuf heures, le matin qui suivit le suicide (2), Lupe n’était pas là. Le lit était vide. L’arôme des bougies parfumées, les effluves des tubéreuses masquaient presque, mais pas tout à fait, une puanteur évocatrice des clochards des quartiers de Skid Row. Juanita constata la traînée de vomi qui partait du lit, et suivit la piste tachetée jusqu’à la salle de bains carrelée aux motifs d’orchidées. Elle y découvrit sa maîtresse, Señorita Velez, la tête enfoncée dans la cuvette des toilettes, noyée.
 La dose massive de Séconal n’avait pas été fatale de la manière attendue. Le somnifère avait réagi avec le dernier repas mexi-piquant de la Boule de Feu. L’action viscérale, son estomac retourné, avaient ranimé Lupe, étourdie. Prise de vomissements violents, une ultime maniaquerie l’avait conduite à tituber en direction du sanctuaire sanitaire de la salle de bains (3), où elle glissa sur le carrelage et plongea la tête la première dans son « Modèle Confort Onyx d’Égypte Vert Chartreuse à Chasse d’Eau Muette ».

Kenneth Anger, Hollywood Babylone (1975)



(1) Louella Parsons, reine des échotières de Hollywood, « arriviste haletante et authentique Paganini de la Sottise » selon Anger. 

(2) Soit le 14 décembre 1944.

(3) En français dans le texte. La traduction de Gwilym Tonnerre vient de paraître chez Tristram.



samedi 1 décembre 2012

Tout homme de lettres qui se respecte




« Je compose en effet moi-même des poèmes lyriques, car je soutiens que tout homme de lettres qui se respecte doit faire ses armes dans l'art d'être jeune ou amoureux. » 

R. Walser, lettre à la rédaction de la Frankfurter Zeitung, 
avril/mai 1927