samedi 28 décembre 2013

Entre-deux




Schumann, 2e sonate pour violon op. 121, 3e mouvement 
Ara Malikian, violon ; Serouj Kradjian, piano



jeudi 26 décembre 2013

Comme chacun sait




« Vous me demandez ce qu’est devenu le mouvement, l’esprit, l’âme de ce corps qui vient de se dissoudre : la réponse est très-simple. Quand le feu de votre cheminée s’éteint, sa lumière, sa chaleur, son mouvement enfin le quitte, comme chacun sait, et s’en va dans un autre monde pour y être éternellement récompensé s’il a réchauffé vos pieds, et éternellement puni s’il a brûlé vos pantoufles. »

Senancour, Obermann



mercredi 25 décembre 2013

Un seul et même mot




“Dieu, mon frère, je l’appelle Duvel.

— Ça ressemble tout à fait à devil.

— C’est vrai, mon frère, c’est vrai...

— Comment dis-tu “divin” ?

— Je dis duvelskoe.

— Tu sais, Jasper, je suis en train de penser à quelque chose.

— À quoi, mon frère ?

— Tu ne trouves pas qu’il serait drôle qu’à l’origine “diabolique” et “divin” aient été un seul et même mot ?

— Si fait, mon frère, si fait...”


George Borrow, Lavengro (1851)


mardi 24 décembre 2013

Les plus purs ornements





"La laideur est de la beauté au repos : quand il parlait, sa voix était enrouée et sourde, elle avait encore quelques stries acides qui étaient comme des craquelures, des gerçures, et songeant à la beauté de sa voix quand il chantait, j'examinai cette voix parlée avec plus d'attention. Je fis cette découverte : c'était l'enrouement énervant qui, forcé par le chant, se transformait en une teinte veloutée, si douce, et les craquelures devenaient les notes les plus claires. C'est quelque chose comme si, en filant d'une pelote au repos, ces notes se fussent épurées. Un physicien expliquera très bien ce phénomène, moi je reste troublé devant lui qui m'indiquait que la beauté est la projection de la laideur et qu'en "développant" certaines monstruosités, on obtient les plus purs ornements."


Jean Genet, Miracle de la rose (1943) 


jeudi 5 décembre 2013

Plutôt les plaindre




[...] 
ni dieux ni bêtes disent d'eux aujourd'hui, tout contents,

les hommes,

alors qu'il faudrait plutôt les plaindre d'avoir su perdre

aussi facilement le dieu dans la bête et la bête dans le dieu

et en eux l'un et l'autre


Jean-Christophe Bailly, Singes
in Le parti pris des animaux (2013)



jeudi 21 novembre 2013

Le cousin d'une vieille bête

   


"Nous avons des amis qui nous semblaient, dans l’intimité, extraordinaires, et qui s’étant ensuite « produits », n’ont rien « donné ». Inversement, à d’autres il ne manquait, pour que nous proclamions le talent ou le génie que nous leur reconnûmes plus tard, que de ne pas dîner en ville avec nous, que de ne pas avoir cet aspect familier de camarades sous lequel on ne se figure pas, d’habitude, dans des imaginations fort arbitraires d’ailleurs et conventionnelles, l’homme éminent.
    Je crois que ces deux sortes — contraires — de fortune, ont lieu aussi pour les livres. Un manuscrit qui semble chef-d’œuvre, pâlit à l’imprimé, se réduit à rien. Mais d’autres en qui les errata de la dactylographie semblaient une infirmité congénitale, que nous recevions comme une confidence en cherchant à être impartial, se montrent tout d’un coup, une fois imprimés, ce qu’ils étaient vraiment et ce que la chrysalide empêchait de voir, des œuvres puissantes ou délicieuses.
    Ce second phénomène s’est produit pour vos Lettres. Je n’avais pas su les juger sur le brouillon. L’impression coupe l’amarre. Elles planent maintenant pour tout le monde, je ne me crois plus obligé à la sévérité du confesseur, je lis librement, en étranger, d’autant plus en ami, en admirateur, j’ai peine à reconnaître certains passages, je tâche de me persuader pour ne pas incriminer l’infirmité de mon jugement, que cela a été très modifié."

Marcel Proust à Jacques-Émile Blanche, août 1915



   " — Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.
    — C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.
    — Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.
    — Alors poser la question c’est la résoudre ? dit le docteur.
    — Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille bête."

[Du côté de chez Swann]



"Croiriez-vous que ce matin j’ai lu un article de Franc-Nohain croyant que c’était de Barrès et ne m’en suis pas aperçu. La puissance de la suggestion en art est énorme."

Le même à Reynaldo Hahn, le samedi 21 novembre 1914


lundi 18 novembre 2013

dimanche 17 novembre 2013

Un moyen infaillible



"Pourquoi le nierais-je ? Il n’y a pas grand sens à parler de ma “part littéraire”, car je ne fais pas de différence entre cette part et les autres, elle joue 1 si grand rôle dans ma vie que la masquer serait non seulement trahir ma personne mais encore ma conception même de l’art. Si je voulais résumer en 1 formule le rôle que la Littérature a joué dans ma vie, je dirais que mes lectures ont été plus déterminantes que mes expériences. Dès ma plus tendre enfance j’ai vu le monde à travers les livres et je me suis rapproché des clercs (parfois morts, souvent vivants) pour lesquels cet axiome avait la même valeur ; j’ai vu ma sensibilité initiale, déjà vive, mutlipliée à l’infini par cet aliment insatiable, j’ai senti dans la lecture puis dans l’écriture le moyen infaillible de démultiplier, d’intensifier la vie. Intact aux drogues et dérivatifs que la plupart des gens se trouvent dans l’obligation d’absorber pour fuir les conditions qui leur sont faites, j’ai voué 1 culte immédiat au Verbe, dieu unique se présentant sous 1 double nature (lire/écrire). Dès le départ (qui signifie aussi : séparation), j’ai senti ma différence d’avec les autres hommes, ceux pour qui le réel, se suffisant à lui-même, procurait des satisfactions auxquelles je ne pouvais adhérer sans malentendu. Certes, pour écrire, il faut désacraliser la littérature, mais comme il faut l’avoir sacralisée pour devenir écrivain !" 

Thomas Clerc, Intérieur (2013), p. 253





vendredi 15 novembre 2013

Minuscule entreprise




« […] si un homme aime un métier indépendamment de toute question de réussite ou de célébrité, les dieux lui ont fait signe. Certes, il peut éprouver aussi une vocation générale, un goût pour tous les arts, et je crois que cela arrive souvent — mais la véritable marque de sa vocation est cette laborieuse partialité pour l'un d'eux, cet irrépressible élan vers son accomplissement technique et (peut-être par-dessus tout) cette candeur de l'âme qui lui fait traiter sa minuscule entreprise avec la gravité qui convient au gouvernement d'un empire, comme si la plus légère amélioration méritait d'être accomplie sans mesurer sa peine, et son temps. Le livre, la statue, la sonate doivent être entrepris avec la bonne foi irrationnelle et l'application que mettent les enfants à leurs jeux. Est-ce que cela en vaut la peine ? Quand un artiste en vient à se poser cette question, la réponse implicite est toujours négative. L'idée n'en vient pas à l'enfant, tandis qu'il joue au pirate sur le canapé du salon, pas plus qu'au chasseur poursuivant son gibier, et la sincérité de l'un comme l'ardeur de l'autre doivent s'unir dans l'âme de l'artiste. »

R. L. Stevenson, 
Lettre à un jeune homme qui se propose

d'embrasser la carrière artistique (1888)



dimanche 10 novembre 2013

Il y en a et ils ont des clubs


« Le concert auquel nous avions souscrit aléatoirement était un duo piano et alto dont le répertoire alliait de grosses légumes du classique et quelques noms inconnus, slovènes pour la plupart. Je fis croire à Éléna que l’un d’eux était un célèbre compositeur ukrainien. Ah bon, tu ne connais pas ? fis-je, les sourcils haussés de son incompétence. Tu me prends pour une bille, hein ? répondit-elle. Le concert a commencé. Les deux prestataires, dans leur queue-de-pie, firent un petit coucou au public. Je me demande si c’est bien réglementaire, tout ça, glissai-je à Éléna. J’ai alors entendu un chut venant du rang derrière nous, un fanatique des bruits de réglage de la hauteur du tabouret (il y en a et ils ont des clubs). C’était un peu gauche comme jeu, mais nous nous fîmes si bien à cette gaucherie que le duo sembla s’améliorer de lui-même en jouant. Ça te plaît, toi ? chuchota Éléna. À peu près, répondis-je. On voit bien que le problème ne vient maintenant plus que des morceaux et non des interprètes. Chut, m’intima-t-on encore derrière. Bon ça va Columbo, ai-je dit à l’aveuglette (je crois bien que ça l’a calmé). On commençait à s’ennuyer ferme. D’un geste j’ai suggéré à Éléna de se faire la malle. Elle m’a répondu par un regard perçant qui signifiait que toute chose peut être bonne dans ses derniers moments (qu’est-ce qu’elle en jetait). Je me suis alors enfoncé dans mon fauteuil en nourrissant le projet idiot et ancestral de piquer un roupillon pendant un concert. Mais Éléna m’a donné un petit coup sur l’épaule pour me tirer de mon repos tout en me désignant sur le programme la pièce qui allait venir et qui d’ailleurs était la dernière du concert, en quoi il n’était pas raisonnable que je commence pour si peu de temps un nouveau cycle de sommeil. C’était le Ich ruf zu dir Herr Jesu Christ de Bach, je me suis relevé sur ma chaise en chuchotant à Éléna qu’en effet je n’allais pas rater ça, dont je n’avais jamais entendu parler. Comme entre chaque morceau, les deux joueurs firent quelques étirements des doigts, puis ils jouèrent ; ce fut l’altiste qui attaqua sur une note grave et lancinante, bientôt rejoint par le pianiste, plus espiègle. La musique dessinait peu à peu sa géographie, d’abord plate, puis sinueuse, puis vallonnée, et aurait fait un synesthète du plus obtus des butors. » 

Clément Bénech, L’été slovène (2013)



mercredi 30 octobre 2013

Route des Crêtes




Un après-midi au Cap Canaille, entre Cassis et La Ciotat
Federico Mompou, El Lago — Arcadi Volodos



mardi 29 octobre 2013

Mais si nous sommes honnêtes




« Une correspondance est un peu comme une histoire d’amour. Elle se déroule dans espace réduit, fermé, privé […] et elle est toujours teintée d’un érotisme subtil mais néanmoins palpable. Quand nous écrivons à quelqu’un de manière régulière, nous nous mettons à attendre ses lettres ; nous sentons l’émotion monter en nous à la vue de l’enveloppe désormais familière. Mais si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous admettrons que le plus grand plaisir d’une correspondance se trouve dans les lettres envoyées, non dans les lettres reçues. C’est de notre persona épistolaire que nous tombons amoureux et non de celle de notre ami de plume ; ce qui fait de l’arrivée d’une lettre un événement important, c’est l’occasion qu’elle nous offre d’écrire plutôt que de lire. » 

Janet Malcolm, Le Journaliste et l’assassin (1990)

(François Bourin éditeur, coll. Whashington Square, 2013)



jeudi 24 octobre 2013

samedi 12 octobre 2013

Grandes et petites choses




« Quand je pense à de petites choses, je crois que j'aimerais continuer à vivre. Des gouttes de pluie... des gants trempés qui ont rétréci...
 Quand je contemple quelque chose de trop grand, j'ai envie de mourir... le building du parlement ou la carte du monde... » 

Kôbô Abé, L'homme-boîte (1973)



mardi 8 octobre 2013

Cabots tristes




« [...] l'ironie n'est pas agressive. C'est la manière naturelle de s'exprimer des cabots tristes et non des roquets hargneux. » 

Gregor Von Rezzori



vendredi 4 octobre 2013

Comme des sauvages



     — À ce rythme-là, dit-il en retenant son cheval, nous n’irons pas loin. Et je vous propose tout de suite de faire de deux choses l’une : ou bien nous nous fâchons et c’en sera fini, ou bien nous prenons le ferme engagement de tout supporter l’un de l’autre.

    — Comme deux frères ? demandai-je.

    — Je n’ai pas dit une bêtise pareille, répondit-il. Car j’ai un frère, et je me soucie de lui comme d’une guigne, mais si nous devons nous frotter l’un à l’autre au cours de cette fuite, ayons tous deux l’audace de nous comporter comme des sauvages, et que chacun jure qu’il n’aura pour l’autre ni rancune ni critique. Je suis un très méchant homme, au fond, et je trouve très désagréable l’affection de la vertu.

    — Oh mais je suis aussi méchant que vous, dis-je. Francis Burke, ce n’est pas du petit-lait ! Mais que décidons-nous ? Nous nous battons, ou nous devenons amis ?

    — Eh bien, dit-il, je crois que le mieux est de jouer cela à pile ou face. 
    Le jour suivant, puis un autre, se passèrent en tribulations analogues, Ballantrae décidant souvent de notre direction à pile ou face ; et une fois que je lui reprochais cet enfantillage, il me fit une curieuse remarque, que je n’ai jamais oubliée : « Je ne connais pas de meilleur moyen, dit-il, d’exprimer mon mépris de la raison humaine. »

 

 Robert Louis Stevenson, Le Maître de Ballantrae (1889)



vendredi 20 septembre 2013

Un singulier usage de la patrie



« Un autre jour, c’était aux bains froids que Banville se décida à le conduire : Philoxène se cramponna aux barreaux d’un escalier, pour ne pas s’y rendre. Un autre témoin […] ajoute que sa connaissance des éléments de la toilette, brosses, savons, s’arrêtait à l’Antiquité grecque et romaine. Capable, pendant des heures, d’analyser les mots piscina, tepidarium, frigidarium, il était homme à réclamer un strigile pour se frotter, et ignorait totalement l’usage du peigne. On a longtemps glosé de la méticulosité de Baudelaire : la saleté de Philoxène était son pendant. Il y avait en ce fou de langage une sainte horreur du temps perdu à ne pas parler… D’où de surprenants raccourcis logiques, comme celui-ci : Banville avait remarqué que Philoxène portait des bottes à pointure de plus en plus grande : il s’en étonna. Philoxène répondit […] : “C’est que mes ongles poussent !” 

[...] Dans l’hôtel Thierry, où il vivait, rue Lacépède, les lieux avaient été classiquement placés au fond de la cour. Mais, pour s’y rendre, il fallait passer devant les fenêtres de la cuisine, et celles de la salle à manger commune. Pire même, pour un poète idéaliste, on plaçait en été des bancs dans la cour, où les dames pouvaient séjourner. Or Philoxène serait plutôt mort que de montrer à des femmes, quelles qu’elles fussent, précise Asselineau, duquel je tiens l’histoire, jeunes, vieilles, servantes ou grandes dames, qu’il lui fallait se rendre, comme tous les autres humains, au petit chalet d’ignoble fonction. Un poète est au-dessus de ces contingences, voyons ! Néanmoins, conclut le délicieux chroniqueur, la nature parlait, exigeait, sommait. Voici comment Philoxène se tirait d’affaire. Chaque soir, en sortant du théâtre, il achetait le journal La Patrie, de tendance majoritaire. Chez lui, il l’étalait à terre, et lui confiait son embarras. Puis, roulant le contenu dans le contenant, il en faisait une boule. Asselineau avoue, quant à lui, qu’il aurait jeté le tout par une fenêtre. Mais Philoxène, par un des bizarres effets de la nature, montrait pour ces petits paquets une sollicitude qu’il n’avait pas pour sa toilette personnelle. Son goût du rangement le prenait, et il classait l’affaire dans un placard, toujours le même. » 

Sylvain-Christian David, Philoxène Boyer, un sale ami de Baudelaire (1987)



Façons de juger





"Il y a des gens qui savent, qui devinent toujours tout. Il y en a aussi qui voient le bon côté des choses et leur tempérament sanguin trouve toujours une formule de conciliation avec la vie, dans les pires situations. D'autres, au contraire, pensent que tout va en empirant, et ils accueillent toute amélioration avec suspicion, comme une erreur du destin. Et cette façon différente de juger n'a pas grand-chose à voir avec l'expérience personnelle de chacun ; on dirait qu'elle nous est donnée dès notre enfance et pour la vie entière…"

[Varlam Chalamov]