vendredi 24 mai 2013

samedi 18 mai 2013

Un exemple amusant



Un troisième signe de la déchéance de ses facultés fut qu'il perdit alors toute mesure exacte du temps. Une minute, même sans exagération, un espace de temps bien plus réduit, s'allongeait, en son appréhension des choses, à une lassante étendue. Je puis en donner un exemple amusant qui revenait constamment. Au commencement de la dernière année de sa vie, il prit l'habitude de boire, tout de suite après dîner, une tasse de café, particulièrement les jours où il se trouvait que j'étais invité : et telle était l'importance qu'il attachait à ce petit plaisir, qu'il tenait note d'avance dans le carnet que je lui avais donné que je dînerais chez lui le lendemain et que par conséquent il y aurait du café. Parfois il arrivait que l'intérêt de la conversation l'entretenait au-delà de l'heure à laquelle il éprouvait le besoin de sa friandise : et je n'en étais point fâché, craignant que le café auquel il n'avait jamais été habitué pût troubler son sommeil de la nuit. Mais s'il ne perdait pas de vue l'heure, il y avait une scène infiniment curieuse. Il fallait apporter le café "sur-le-champ" (mot qu'il avait constamment à la bouche durant les derniers jours de sa vie), "à la seconde" : et ses expressions d'impatience, encore douces selon son ancienne habitude, étaient pourtant si vives, et avaient tant de naïveté puérile qu'aucun de nous ne pouvait se défendre de sourire. Sachant ce qui devait arriver, je prenais soin que tous les préparatifs fussent faits à l'avance.
Le café était moulu, l'eau bouillante ; et au moment même où la parole était prononcée, son domestique partait comme une flèche et plongeait le café dans l'eau. Il ne restait donc plus que le temps de le faire bouillir. Mais cet insignifiant retard semblait insupportable à Kant. Toute consolation pour lui était vaine ; quelque variété qu'on pût mettre à la formule, il avait toujours une réponse prête. Si on lui disait : "Cher Professeur, on va apporter le café tout de suite", ― "on va ! disait-il ; mais voilà le point, c'est qu'on va : on n'a jamais le bonheur, on va l'avoir." Si un autre s'écriait : "Le café vient immédiatement" ― "Oui, répondait-il, et l'heure prochaine aussi ; et d'ailleurs ce sera à peu près le temps que je l'aurai attendu." Puis il se redressait d'un air stoïque et disait : "Enfin, on peut mourir : après tout ce n'est que mourir, et dans l'autre monde, Dieu merci, on ne boira pas de café, par conséquent on ne l'attendra pas." Quelquefois il se levait, ouvrait la porte, et criait d'une voix faible et plaintive comme s'il en appelait aux derniers vestiges d'humanité de ses semblables : "Du café, du café !" Et quand enfin il entendait les pas du domestique sur l'escalier, il se retournait vers nous et, joyeux comme une vigie au grand mât, il clamait : "Terre ! terre ! mes chers amis, je vois terre !"


Thomas de Quincey, Les derniers jours d’Emmanuel Kant
trad. Marcel Schwob

lundi 13 mai 2013

Un rayon de soleil parfois




[1897] 
J'ai vécu dans la nuit épaisse des écritures. J'écris ! Je me réalise comme je peux. Je voudrais dire beaucoup de choses et je ne suis peut-être que le petit grelot qui grelotte au collier d'un chien. Vous vous faites de moi des idées qui sont belles et qui pourraient me tourner la tête si je ne l'avais pas très solide, trop solide, bien attachée sur un cou large. Je ne veux d'ailleurs pas savoir ce que je suis. Ce que m'en a dit la vie jusqu'ici n'est pas très encourageant. Il est vrai que je n'ai pas besoin d'être encouragé et que les louanges, quand elles ne sont pas très justes, ou qu'elles ne viennent pas de la cordialité d'un ami me fâchent. Un rayon de soleil parfois me fâcherait. Je vis aussi isolé que vous-même, mais le peu que je vis, je le vis dix fois. Toutes mes sensations sont intenses et je respire encore aujourd'hui des fleurs d'il y a vingt ans, et je les vois, et les mains, et les visages, et les cieux. 

Remy de Gourmont, Lettres à Francis Jammes



vendredi 3 mai 2013

Erreurs exploitées



[16 juin 1943] 
D’ici [en prison] je suis plus à mon aise pour te rappeler ce que déjà je te disais très timidement chez toi : que si tu t’attaches à une chose importante, il faut te départir du ton badin et du ton violent. L’un et l’autre ne conviennent qu’à des exercices. Pour se faire la main. Mais pour être profond (pas d’autre mot à ma disposition) tu ne dois pas craindre de la lourdeur et l’on t’excusera parce qu’un scaphandrier à 80 mètres ne peut pas avoir les mouvements d’un valseur. Je ne veux pas dire que le début de ta nouvelle ne valait rien. Au contraire. C’était trop bien dit. Ce qui est trop bien dit ne nous mettra jamais sur une voie nouvelle. La poésie c’est des erreurs exploitées. Tu le sais mieux que moi. Alors mon petit Franz je crois qu’il faut t’attacher à faire des choses difficiles et de préférence impubliables parce qu’elles resteront forcément plus longtemps vers toi et que tu pourras les travailler. Naturellement tout ce que je te dis là je te le dis bien fraternellement. Tu sais comme j’aime ce que tu fais et que j’ai raison de l’aimer parce que je sais reconnaître l’authentique du toc. Mais ton habileté risque de t’entraîner vers une facilité brillante. Le brillant est tolérable lorsqu’il s’agit de diamants taillés ou de ciselures travaillées. La multiplicité des surfaces, leur enchevêtrement donnent la profondeur. Sinon, il ne faut pas craindre d’être terne et d’entrer dans la nuit. 

[23 juin 1943] 
La cellule est de plus en plus écœurante. Que de cons en cabane, ô mon honnête ami ! C’est à désespérer du vice ! 

Jean Genet, Lettres au petit Franz