jeudi 12 septembre 2013

Ils s’endormaient souvent quand je mourais





"J’avais sept ans quand je faillis aller au Paradis. J’ignore pourquoi je n’y allai pas : j’étais prêt. C’était une habitude. J’avais été malade une grande partie de ces sept années, et j’avais naturellement pris l’habitude de me tenir prêt. À l’époque, la religion était presque exclusivement faite de feu et de soufre, ce qui était une raison suffisante pour se préparer et, à part les têtes en l’air, tout le monde en tenait compte. Pour être honnête, je veux bien reconnaître que moi-même je n’en tenais pas toujours compte ; mais c’était seulement quand j’étais en bonne santé. Je ne me rappelle plus quelle maladie faillit m’arracher à cette vie, cette fois-là, mais je me rappelle ce qui la fit échouer. Ce fut une demi-cuillérée d’huile de ricin — pure. C’est-à-dire sans mélasse, ni autre amélioration. Nombreux étaient ceux qui prenaient de la mélasse avec leur huile, mais je ne faisais pas partie de ces gens-là. Sans doute savais-je que rien ne pouvait rendre l’huile acceptable, car j’en avais une grande expérience ; j’avais bu des barils d’huile de ricin auparavant. Non, pas des barils, des barillets ; gardons les exagérations pour d’autres temps et d’autres sujets. 
L’huile de ricin me sauva. J’avais commencé à mourir, la famille s’était regroupée pour cette cérémonie ; elle la connaissait bien, et moi aussi. J’avais joué le rôle central tant de fois que je savais exactement ce qu’il fallait faire à chaque étape sans avoir besoin de répétition, quoique je fusse si jeune ; et les membres de ma famille — ils avaient si souvent joué les rôles secondaires qu’ils auraient pu le faire en dormant. Ils s’endormaient souvent quand je mourais. Au début cela me faisait de la peine mais, par la suite, cela cessa de me gêner et je me débrouillais pour que quelqu’un les secoue, puis je poursuivais mon interprétation." 

Mark Twain, Autobiographie I,
 traduction de Bernard Hœpffner (2012)


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