jeudi 31 juillet 2014

Chance




[Samuel Beckett à Marthe Arnaud, le 10 juin 1940] 

On croit choisir une chose, et c'est toujours soi qu'on choisit, un soi qu'on ne connaissait pas si on a de la chance.



mercredi 30 juillet 2014

Vive Jahnn


En 1936, Hans Henny Jahnn (1894-1959) achève Le Navire de bois. C’est un bref et étrange roman, lyrique et violent, plein de symboles et de mystères ; ses questions sans réponses sont l’image même du destin tourmenté des hommes. En soi déjà, un étonnant et très beau livre. Mais son éditeur, absurdement, prie Jahnn de l’augmenter d’un court chapitre explicatif, de résoudre quelques-unes de ses plus brûlantes énigmes. L’incompréhension peut être féconde. Jahnn se lance dans la rédaction — elle l’occupera pendant dix ans — des Cahiers de Gustav Anias Horn, après qu’il eut atteint quarante-neuf ans. Soit, en deux tomes, le journal intime, écrit trente ans après les faits relatés dans le Navire, par l’un de ses personnages principaux. Le tout formant la trilogie Fleuve sans rives

Les Cahiers comptent 1500 pages — serrées. Cette disproportion peut sembler monstrueuse. Ce serait compter sans le génie de Jahnn. Car le miracle, c’est que ces mille cinq cents pages sont toutes portées à incandescence, que leur tension et leur beauté ne faiblissent jamais. Jahnn les a découpées en douze chapitres, de Novembre à Novembre, à nouveau. Gustav tient donc ce journal pendant une année, qui sera la dernière de son existence. S’y mêlent inextricablement le temps présent, la remémoration des trente ans qui l’ont précédé, marqués par un crime inexpiable, ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. 

Les mystères du Navire n’y seront pas élucidés, ou seulement partiellement. Jahnn nous offre bien plus que de pauvres lumières : toute une vie faite d’obscurités. Essayons de le dire simplement : Gustav est quelqu’un qui fait tout de travers. Un homme maladroit, qui ne se comprend pas lui-même. Mais qui inlassablement cherche à comprendre, scrutant ses actes et ses pensées, souvent déroutants — dans une langue constamment somptueuse, surprenante, frémissante, magnifiquement imagée. 

Rien d’abstrait pourtant. La vie de Gustav est riche de drames, et les Cahiers, en plus d’être l’impressionnante radiographie d’un cerveau malade, sont composés d’une multitude d’épisodes pour ainsi dire bêtement passionnants. C’est à la fois un roman d’aventures (on y voyage pas mal, d’Amérique du Sud en Afrique en passant par la Suède et la Norvège, et Jahnn est un fabuleux paysagiste) et un roman fantastique (on y croise des trolls et des morts-vivants, et jusqu’au diable lui-même en la personne d’un terrifiant valet ; on y assiste à une incroyable transfusion sanguine). Une enquête policière. Le récit d’une vocation — Gustav deviendra un compositeur, et c’est un livre profondément musical. Un ensemble de réflexions déconcertantes et stimulantes sur le bien et le mal, la société, le désir, la vie animale (un des personnages majeurs du livre est ainsi une jument). Et bien sûr, et peut-être avant tout, un roman d’amour — l’amour unique et déchirant que Gustav porte à Alfred Tutein, l’autre héros de ce livre hors normes. 

Serait-ce la singularité de cet amour — jamais dans tout le livre ne sera employé le mot d’homosexualité ni aucun de ses synonymes, Jahnn ne discourt pas à ce sujet, il est irrécupérable — qui a empêché Fleuve sans rives de rencontrer le public qu’il mérite ? Plutôt, sans doute, sa totale et complexe originalité (à l'image de la vie de Jahnn, entre autres choses facteur d'orgues, éleveur de chevaux et fondateur d'une éphémère communauté mystique...). Mais aux lecteurs aventureux je promets des heures d’enchantement, jusqu’à la catastrophe finale, bouleversante : la dernière fois que j’ai connu ce frisson, je crois, c’était dans les dernières pages d’Au-dessous du volcan. Comme le chef-d’œuvre de Malcom Lowry, l’incomparable livre de Jahnn est un des très grands romans du vingtième siècle. Grâces soient rendues aux éditions José Corti, qui au milieu des années 90 ont tenté — très apparemment sans succès — de le diffuser en France, et à ses valeureux traducteurs, Huguette et René Radrizzani — je ne lis hélas pas l’allemand, mais on sent, on sait à lire leur version qu’elle est impeccable. 

(Bon, je m’arrête là, même si j’aurais encore beaucoup à dire, il paraît que l’enthousiasme peut être pénible.)


lundi 28 juillet 2014

N'importe quelle phrase




« L’un de mes maîtres […] répétait constamment : “Tu sais, Jahnn, tu es tout de même fou, tout de même, tu es fou.” Une des raisons de cette opinion largement répandue était que je commençais chacune de mes rédactions par Adam et Éve. Le maître d’allemand avait beau tempêter, je lui déclarais que je n’y pouvais rien, que pour moi, c’était le commencement de toute chose. (J’écrivais par exemple : Lorsque Adam et Éve eurent mangé la pomme, ils comprirent que l’invention de l’avion ne pouvait être qu’une question de temps.) Je déclarais à mes camarades de classe qu’il était possible d’aborder chaque sujet avec n’importe quelle phrase. On fit un pari : je devais commencer la prochaine rédaction par une proposition sur les ampoules électriques. Je me souviens du sujet, “Sanhérib et Hiskias”. » 

Walter Muschg, Entretiens avec Hans Henny Jahnn



samedi 26 juillet 2014

Tout soit comme c’était




« Je songeais à Holger. Je l’avais accompagné plusieurs fois lorsqu’il allait danser. J’entendais retentir sa voix de basse encore juvénile. Je voyais ses désirs immatures et les évolutions de papillons très charnels en tenue d’été : des servantes, des repasseuses, des bonnes, des vendeuses, des filles égarées de bourgeois respectables. Le soleil dardait ses rayons à travers des vitres ternies par la poussière. Dehors, les buissons avaient une belle couleur verte. L’odeur des jasmins (hélas, ils étaient déjà fanés, ce devait donc être un parfum) entrait par les portes ouvertes et se mêlait à celle, corrosive, de sueur et de linge malpropre. Des bouffées puantes de bière répandue, les vapeurs d’urine arrivant par les écluses des portes battantes des toilettes, des tourbillons de relents de cuisine dansaient avec les couples dans la salle. Dans le jardin, l’ombre d’un imposant marronnier reposait paisiblement sur les tables et les bancs. Je m’installai dehors, et les bribes de musique, les cris, les chants des hommes se rassemblaient en de nouvelles mélodies cahoteuses. Une foule de sons et d’images entouraient cet animal humain âgé de seize ans. La nuit tomba, les moustiques se mirent à susurrer dans la tiédeur de cet arbre ; mon sang les attirait sur mes mains et mon visage. J’essayai de les attraper, en écrasai quelques-uns. Pendant ce temps, les étoiles dispensaient leur lumière claire, quelques-unes scintillaient à travers le feuillage. Dans l’obscurité, un serveur m’apporta une boisson et une tartine, compta dans sa main les pièces de monnaie peu visibles, tâtonna, me trompa, parce qu’il faisait sombre et que c’était tellement excusable de me tromper. Dans la salle, les mollets solides de Holger piétinaient le plancher. Il ne s’agissait pas de lui en particulier. Il était simplement celui qui devait être là pour que tout soit comme c’était. 
Je trouvais ces heures inépuisablement riches : un péché innocent dans un état immuable ; la mauvaise bière, les geste effrontés des gaillards, les fausses notes. J’entendais la flûte de Pan, le son sourd des cloches, le chant d’un rossignol ou le sifflement surprenant d’une lointaine sirène à vapeur — et les chuchotements de couples courant à l’extérieur parce qu’ils ne pouvaient plus se retenir. La tombe les engloutira ; mais ces heures ont existé, elles ont été le théâtre de ces aventures. Les prédicateurs ne peuvent pas comprendre combien ces heures sont délectables parce qu’elles sont brèves, si improbables, éparpillées comme une musique perdue. Ces hommes austères ne savent pas que seul l’éphémère perdure. Que l’immortalité n’a jamais existé, n’existera jamais. 
Holger m’aida donc, sans le savoir, à écrire une nouvelle sonate, donna sans donner, et je pris sans prendre. » 

Les Cahiers de Gustav Anias Horn, tome I, p. 747-748

vendredi 25 juillet 2014

Résonances réciproques




« J'ai au fond de mon âme un monde ; mais c'est comme s'il était en ruines et démoli, parce qu'il est tombé de haut. » 

H. H. Jahnn, Ugrino et Ingrabanie (1917), incipit


« Ce qui est remarquable et important dans ces récits, c’est que Jahnn n’éprouve pas le moindre besoin d’une distance critique face à son enfance. Malgré son rire moqueur, il prend toute sa jeunesse terriblement au sérieux, avec un sérieux que je n’ai rencontré chez personne d’autre. Il ne songe pas à relever des contradictions ou des rapports psychologiques, par exemple la relation entre son besoin religieux, fanatique, de vérité, après une période de mensonges effrénés, etc. Cela provient sans doute du fait que toutes ces phases sont encore vivaces en lui (il suffit d’entendre comme elles l’animent quand il les raconte). Ce qu’il y a de proprement génial chez un homme, ce n’est pas qu’il ait été génial dans sa jeunesse ou qu’il ait traversé les phases de son développement avec une grande intensité (cela est probablement le cas pour chacun, jusqu’à un certain point), mais que ces phases soient restées actuelles et subsistent, imbriquées les unes dans les autres, créant des résonances réciproques. L’adulte ordinaire les a refoulées, l’adulte génial les porte en lui, les approuve, et il devient créateur parce qu’elles continuent de résonner. L’enfance la plus géniale n’est pas celle qu’aurait vécu un être surdoué, mais celle qui reste un élément vivant, sonore, chez l’adulte, devenant ainsi l’enfance d’un homme génial. Cela vaut pour Jahnn, dans une mesure bouleversante. Il n’a rien oublié de son passé, tout est encore là, disponible — pour des fins supérieures, qui résultent justement de cette continuité. » 

Walter Muschg, Entretiens avec Hans Henny Jahnn (1933)




« La seule chose qui importe, c'est le rythme de notre enfance. Notre vie est là pour que nous nous affirmions dans ce rythme, et si, plus tard, nous l'abandonnons, peu importe pour quelles raisons, alors nous sommes jugés indignes. Nous ne pourrons pas redevenir des enfants au ciel. » 


Hans Henny Jahnn, Pasteur Ephraïm Magnus (1917)


jeudi 24 juillet 2014

mercredi 23 juillet 2014

Promeneurs sur la rive


Tous les invités étaient entrés dans la pièce. Ils dirent combien ils étaient étonnés que la musique qu’ils venaient d’entendre n’ait pas encore été écrite et conçue la veille. Cela les renvoyait au pouvoir illimité du temps, cette dimension insondable, qui entoure et pénètre tous les objets, qui est le destin des formes, omniscient, et connaît par avance toutes les métamorphoses, parce que dans une seule image il les embrasse toutes. — Comme la gravitation. — Il n’est pas un fleuve. Il est un océan. Ce que nous prenons pour une chute irrésistible n’est qu’un léger balancement de flux et de reflux. Le temps revient toujours, est toujours là. Avec notre naissance imparfaite, nous n’avons simplement pas suffisamment avancé en lui. Nous sommes des promeneurs sur la rive, pas des noyés au fond de la mer. Il sait que, enfant, j’étais le même que cette dernière nuit. C’est moi seul qui ne savais pas alors, ne sais pas même maintenant, combien multiforme, plein de pressentiments et de souvenirs a été mon développement. Je crois n’exister que successivement — et pour le temps, tout est simultané [….] 
“La musique n’a pas de correspondances précises”, dis-je, “les notions ne la pénètrent pas ; ses couleurs n’ont pas de nom ; sa sensualité ne connaît pas d’accouplement ; sa tristesse n’est précédée d’aucune mort ; dans ses châteaux, la chair, la chair humaine se dissout en mélancolie.” 

Les Cahiers de G. A. Horn, tome II, p. 268-269

dimanche 20 juillet 2014

Tendre l'arc




Hymne à Apollon par ATHÈNAIOS, fils d’Athènaios, vers 138 avant J.C. (d'après une dalle de marbre découverte en mai 1893 dans les ruines du Trésor des Athéniens à Delphes)




« Les idées musicales jaillissaient. Le démon s’empara de moi, le fait inexplicable de s’abandonner à la déraison des images : penser que ce chant enfoui était un trésor qui ne devait pas être perdu. Un accès de fureur, le besoin de contrer par des actes la mort que nous portons dans notre cœur, de donner un sens factice aux souffrances et un but à l’histoire sanglante. Renouer comme un enfant l’amitié avec les étoiles. Penser à la forêt comme s’il n’y avait pas de bûcherons et pas d’hiver durant lequel les bûches se transforment en cendres dans le fourneau. Oublier que le chat attrape la souris, que les harengs sont embrochés comme appâts sur les hameçons, afin que les morues les avalent et qu’un fer recourbé déchire leur gorge. Excuser l’inévitable et l’incompréhensible, parce que notre accusation se perdrait sans être entendue. Encore une fois tendre l’arc de notre chair et y placer une flèche qui s’envole et disparaît de notre vue, — comme si elle avait atteint l’infini. » 

Hans Henny Jahnn, Les Cahiers de Gustav Anias Horn
tome II, p. 297


jeudi 17 juillet 2014

La tentation de la lumière




[Beckett à Mary Manning Howe, le 30 août 1937] 

Je ne fais rien, avec aussi peu de honte que de satisfaction. C’est l’état qui me convient le mieux. J’écris un poème de temps en temps lorsqu’il est là, c’est la seule chose qui vaille la peine d’être faite. Il y a une extase de l’accidia [paresse en italien] — sans volonté dans un tumulte gris d’idées obscures. Cela met fin à la tentation de la lumière, à ses brûlures & consolations polies. C’est bon pour les enfants et les insectes. Cela met fin au besoin de prendre une décision, comme on prend une livre de thé, de découper la conscience en opinions comme le beurre en mottes. La véritable conscience, c’est le chaos, une commotion mentale grise, sans prémisses ni conclusions ni problèmes ni solutions ni procès ni jugements. Je reste allongé pendant des jours sur le sol, ou dans les bois, accompagné & non accompagné, dans une coanesthésie mentale, une plénitude d’autoesthésie mentale qui est totalement inutile. La monade sans le conflit, sans lumière et sans obscurité. Avant je faisais semblant de travailler, plus maintenant. Je creusais çà et là dans le sable mental pour chercher les vers de sable des inclinations & des aversions, plus maintenant. Les vers de sable de l’intellect.

Ne m’envie pas, ne me plains pas.

[…]
Beaucoup de douleurs valent mieux qu’une seule.




mercredi 16 juillet 2014

Les mains des hommes



On ne peut pas vivre la vie comme un rêve. Le temps réel avec ses réalités est sans appel. La seule issue est d'oublier. Il y a la bénédiction des séparations. L'un ne se coule pas dans l'autre et ne se perd pas dans une forme double. Le présent est une ligne effilée, sur laquelle l'avenir s'épure, devenant du passé. Les morts ne se réveillent plus. Sauf dans le rêve, qui est hors du temps, de l'espace, dépourvu du poids des choses, et qui descend sur nous comme une saveur multiple, comme le projet d'une création qui ne fut pas accomplie. L'avantage de l'état d'éveil, c'est l'événement vécu. C'est une ancre immuable jetée dans les flots du devenir ; un canot est bercé par les petites vagues d'une rivière, il se balance d'un côté et de l'autre au bout d'un filin, il flotte sur place du matin au soir et même de nuit, quand on ne le voit pas. 

Hans Henny Jahnn, Les Cahiers de Gustav Anias Horn
tome I, p. 262


"Sans droits ?" Il partit d'un grand rire. "Sans droits ? Sans droits ? Tout le monde est sans droits. Chacun à sa manière. Un roi n'a aucun droit, lorsqu'un ennemi l'a vaincu. Le juge est démuni, lorsqu'il est accusé. Le sujet est sans droits, lorsqu'il est traduit en justice. L'animal est sans droits, lorsque, quittant la nature sauvage, il est dévoré ou tombe dans une trappe ou dans une écurie. Le mort est sans droits, car il est moins qu'un objet. L'arbres est sans droits, car on lui vole ses fruits et on l'abat. La pierre est sans droits, car on la fracasse. Seules les étoiles sont dans leur droit, car les mains des hommes sont incapables de les cueillir."


Ibidem, p. 301


mardi 15 juillet 2014

La beauté est un mur vide




[Beckett à Thomas McGreevy, le 26 juillet 1936, alors que Murphy ne trouve pas d’éditeur]

Je pense que la prochaine petite source d’émotion forte, c’est de voler. J’espère que je ne suis pas trop vieux pour m’y mettre sérieusement, ni trop stupidement ignorant des machines pour obtenir un diplôme de pilote professionnel. Je n’ai pas envie de passer le reste de ma vie à écrire des livres que personne ne lira. Ce n’est pas comme si j’avais envie de les écrire. 


[à Mary Manning Howe, le 14 novembre 1936] 

Je rêve, avec l’aide de café noir, de me blottir dans un giron de la taille de six hectares, avec toutes les dépendances strictement à l’échelle, qui soit tout à moi dans ma présente difformité. La beauté est un mur vide avec Défense d’afficher. Je suis fatigué de me cogner la tête contre […] 
J’ai l’impression que quelque chose me pousse à m’adresser à mes amis lorsque je suis le moins en état de le faire.
Les gens m’aiment bien — pas très longtemps […] C’est pire que quand on ne vous aime pas dès le début. J’espère ne pas être obscur. 
Où cela fait mal ? Inutile de viser un point précis. Ça ne fait mal nulle part. Et ça monte jusqu’à faire mal partout. J’ai l’impression d’être un Sébastien anesthésié affectant de ravaler ses cris.



dimanche 13 juillet 2014

L'intégrité des paupières


[Samuel Beckett à Thomas McGreevy, 18 octobre 1932] 

Mon cher Tom
 
Savoir que tu aimes mon poème me fait chaud au cœur. Sincèrement mon impression était qu’il ne valait pas grand-chose car il ne représentait pas une nécessité. Je veux dire que d’une certaine façon il était “facultatif” et que je ne m’en serais pas plus mal porté si je ne l’avais pas écrit. Est-ce là une façon très insipide de parler de la poésie ? Quoi qu’il en soit je trouve qu’il est impossible d’abandonner cette vision des choses. Sincèrement à nouveau mon sentiment est, de plus en plus, que la plus grande partie de ma poésie, bien qu’elle puisse être raisonnablement heureuse dans son choix des termes, échoue précisément parce qu’elle est facultative. Alors que les 3 ou 4 que j’aime et qui semblent avoir été attirés en luttant contre le véritable sale temps d’une de ces belles journées pour entrer dans le terrier de la “vie privée” […] ne me donnent pas et ne m’ont jamais donné l’impression d’être construits. Je ne peux pas très bien m’expliquer à moi-même ce qu’ils ont qui les distingue des autres, mais c’est quelque chose d’arborescent ou du ciel, pas Wagner, pas les nuages sur roues ; écrits au-dessus d’un abcès et non à partir d’une cavité, une déclaration et non une description de chaleur dans l’esprit pour compenser le pus dans l’esprit […] 

Je n’ai pas honte de bégayer ainsi avec toi qui as l’habitude de ma façon délirante de ne pas réussir à dire ce que j’imagine que je veux dire et qui comprends que jusqu’à ce que le bâillon soit mâchonné au point d’être avalé ou recraché la bouche doit bégayer ou se taire. Et seule une bouche plus stoïque que la mienne peut se taire. 
Il y a un type d’écriture qui correspond à des actes d’imposture & de débauche de la part de l’officine de l’écrivain. Le gémissement que je dois lâcher de plus en plus en écrivant est là — c’est-à-dire presque toujours bien ficelé, en terrain, faute d’orifice, chaleur de friction et la combustion spontanée pour compenser le pus & la souffrance qui menacent son économie, manœuvres frauduleuses pour obtenir que la cavité fasse ce qu’elle ne peut pas faire — le travail de l’abcès. Je ne sais pas pourquoi le poème jésuitique qui est une fin en soi et justifie tous les moyens devrait me dégoûter tant. Mais c’est le cas — à nouveau — de plus en plus. J’essayais d’aimer à nouveau Mallarmé l’autre jour, & je ne pouvais pas, parce que c’est de la poésie jésuitique, même le Cygne & Hérodiade. J’imagine que je suis un sale P. aux tendances puritaines même en poésie, préoccupé de l’intégrité dans un surplis. Je porte le deuil de l’intégrité de l’émission de sperme chez un pendu, ce que je trouve chez Homère & Dante & Racine & parfois Rimbaud, l’intégrité des paupières tombant avant que le cerveau ne soit conscient du grain de poussière dans le vent. 
Pardonner tout cela ? Pourquoi l’esprit est-il si imperméable au pus et le vent si avare de ses grains de poussière ?



samedi 12 juillet 2014

Un de ces nœuds dans le teck de ma vie



[à Thomas McGreevy, 8 novembre 1931] 

C’est un dimanche dublinois plus implacable que d’habitude. Brume & pluie & sonneries de cloches & absence d’alcool. Dimanche dernier j’ai décidé de faire une promenade — de Rathfarnham à Enniskerry, en passant par la forêt de pins. Tout était beau et lancinant, et la descente de la colline tant bien que mal dans l’obscurité jusqu’à Enniskerry & de la bière brune éventée au Powerscourt Arms. Pelorson dit qu’il comprend Rimbaud qui composait des poèmes en marchant. Mais moi, quand je marche, mon esprit a une mollesse fort agréable & mélancolique, est un carrefour de souvenirs, souvenirs d’enfance surtout, moulin à larmes. Mais aujourd’hui tout dégouline & il n’y a absolument rien à faire et absolument personne à aller voir […]

Je suis en plein dans un point mort, un de ces nœuds dans le teck de ma vie mais je suppose que je m’en sortirai tôt ou tard. Je ne peux absolument rien écrire, je ne peux même pas imaginer la forme d’une phrase, ni prendre des notes (et pourtant Dieu sait si j’ai assez de “butin verbal” pour étrangler tout ce que je peux avoir envie de dire), ni lire et comprendre, goût ou dégoût […] 

Samuel Beckett, Lettres I
 
traduit de l’anglais par André Topia
 
[les mots en italique sont en français dans le texte]