samedi 31 janvier 2015

Uchronie musicale






Écouté la Messe en ré et le Miserere d’E.T.A Hoffmann, poète cher à mon cœur pour tout un tas de raisons. C’est assez beau, quoique d’une originalité bien moindre que son œuvre littéraire, comme on pouvait s’y attendre, il y a ainsi de petites choses de Nietzsche ou de Rousseau qui ne cassent pas des briques. Mais je me prends tout de même à rêver que des auteurs que j'aime aient laissé des musiques qui seraient au niveau de leurs livres, qu’on pourrait se passer sans la fatigue de lire : tout Flaubert dans un trio, un medley de standards d’Echenoz, un monumental septet de Proust toutefois toujours plus digeste que sa fameuse machine ; la diabolique sonate pour clarinette de Kleist, les trois derniers quatuors de Maeterlinck, si désolés et si diaphanes, la symphonie inachevée de Thomas Bernhard (et sa fugue écrasante), un fado de Pessoa, les impromptus de Beckett, un concerto grosso de Benjamin Constant, Philip K. Dick unplugged, un requiem de Bloy, une petite suite d’orchestre de R. L. Stevenson (sax ténor, guitare hawaïenne, percussions/harpes/contrebasses). On pourrait siffler du Ponge sous la douche, beugler du Twain les soirs d’ivresse, faire jouer en retenant son souffle l’Agnus Dei pour chœur d’enfants de Robert Walser et son invraisemblable solo de xylophone… 
Et pendant que, dans une petite chapelle humide, ce bon vieux Chevillard improviserait à l’orgue, le Guillaume Musso Tour remplirait des zéniths.




vendredi 30 janvier 2015

Tracer vraiment des phrases





Quand il avait quinze ou seize ans, il avait mis des mois, même des années pour être honnête, à comprendre, à enregistrer, à se faire à l’idée que Le Monde du vendredi était en vente le jeudi. Tout son être se révoltait, résistait à cette idée, comment se faisait-il. Il y avait ainsi des pans entiers, cachés, obscurs de son existence, des coins de bêtise aveugle, tenace, des sortes d’épilepsies tenues soigneusement secrètes même devant les marchands de journaux. Une sorte de prudence l’avait maintenu hors de l’eau, depuis l’âge de quinze ou seize ans justement, et en fait non, depuis bien plus avant, sept-huit ans, les années où il avait commencé à écrire, à tracer vraiment des phrases sur un papier, qui n’étaient pas forcément destinées à quelqu’un en particulier, peut-être pas même à lui, mais qui le préserveraient, le préserveraient du pire, et par exemple de révéler nettement, un jour, qu’il n’y comprenait absolument rien

Frédéric Berthet, “Hors-piste”, in Felicidad, nouvelles (1993)



jeudi 29 janvier 2015

Population à risques





Ils allèrent aux concerts.
Pour les abonnements, c’était compliqué, des places étaient louées d’avance, ils s’y prenaient trop tard, surtout pour l’Opéra, et Bastille était cher.
Et puis les gens toussaient, se raclaient la gorge, se mouchaient entre deux mouvements d’une symphonie, ce qui faisait ressembler la salle à celle d’un hôpital.
— C’est cependant en harmonie avec le sort des compositeurs romantiques, faisait remarquer Pécuchet, poursuivant son idée, puisque ceux-ci mouraient phtisiques, crachant le sang.
— Oui mais, j’ai lu dans une revue spécialisée, contrait Bouvard, que l’IRCAM, au centre Beaubourg, faisait des recherches musicales coûteuses, avec des logiciels spéciaux, dont les retombées informatiques profiteraient, par exemple, à l’industrie pharmaceutique.
— Ah bon ? s’étonnait Pécuchet.
— Chut ! Taisez-vous ! Atchoum ! dit une voix dans la rangée de derrière.
Et les compositeurs d’aujourd’hui, gagnaient-ils leur vie, étaient-ils mieux ou moins payés que les ténors, les chefs d’orchestre, les grands interprètes ? Crachaient-ils autant de sang ? En existait-il beaucoup, à part quelques organistes ?
— Haraark, silence ! dit une voix dans la rangée de devant.
Quand la musique reprit, Bouvard se laissa bercer, marquait le tempo de la main droite, alors que Pécuchet sortit une fiche de sa poche, se mit à lui souffler à l’oreille :
— Mozart, 35 ans.
Chopin, 39 ans.
Weber, 40 ans.
Schumann, 46 ans.
— Tu me gâches le plaisir, gémit Bouvard.
— Alban Berg, 50 ans.
Mahler, 51 ans.
Tchaïkovski et Scriabine, 53 ans.
— Allez-vous vous taire, à la fin ?
— Beethoven, 57 ans.
Satie, 59 ans.
— C’est scandaleux ! Rreuh ! Sortez-les !
Pécuchet ne dit plus rien, la tête basse.
Mais il trouva quand même le moyen de glisser à Bouvard le programme du concert, sur lequel il avait écrit : “Et pour le jazz, une hécatombe.”
Bouvard fit mine de se boucher les oreilles, donna un coup de coude sur le nez de son voisin.
Un moment plus tard, Pécuchet lui fit parvenir un second billet, griffonné sur le ticket de vestiaire : “Pourtant, la pénicilline avait été inventée.”
Quand les applaudissements retentirent, tout le monde se leva, des roses furent jetées aux artistes.
Il s’agissait des quatuors de Schubert.
— 31 ans, murmura Pécuchet. 
Sur quoi Bouvard, sentant revenir la crise, l'entraîna par le bras, le guida vers la sortie. 
Aux vestiaires, c'était la cohue, on se regardait, de beaux manteaux volaient par-dessus les épaules, quel serait le restaurant ? 
— Bande de croque-morts, dit Pécuchet, livide, tétanisé. 
— Mais non, mais non, répétait Bouvard, cherchant un taxi.

Frédéric Berthet (49 ans), Le retour de Bouvard & Pécuchet (1996), chapitre 26




On trouve dans la réédition (Belfond, coll. Remake, 2014) de ce livre drôle et touchant un cahier de Notes et documents. Parmi les notes de Berthet sur "B&P", cette phrase : "La littérature joue toujours (en partie) avec le désir secret et quasi infantile d'amener la réalité à reconnaître ses erreurs." Et aussi, au sujet justement du chapitre que je cite, et de deux autres poursuivant cette idée : "Ces trois champs d'honneur où B&P énumèrent, de façon tragi-comique, et d'ailleurs, même pas : où ils se contentent de dire (de chanter, en somme) les assez courtes années de vie qu'écrivains, peintres, musiciens ont eu la chance de connaître. Sujet tabou. Personne n'en parlera. Ce seront les pages non lues du livre. J'en parierais ma chemise."
(Quant à la photo, c'est la main gauche de Frédéric Chopin.)






lundi 26 janvier 2015

Un jeu mortel





« Qui que je sois, mon histoire commencera toujours de la même manière : il me faudra d’abord faire ceci, puis cela, puis autre chose et autre chose encore ; mais toujours les mêmes choses, invariablement les mêmes, et toujours dans le même ordre. À force, bien sûr, je connais le programme par cœur. Alors je cours, je me précipite sous la douche – pourtant mes indicateurs de propreté ne sont pas si alarmants ; je vais vite rebondir cinq ou six fois sur le trampoline – impossible de faire moins ; je fais vite le tour de la maison pour aller causer un brin avec la brunette sportive ou avec le gars à la casquette, quelques mots suffiront bien ; et hop là je ramasse deux ou trois ordures pour la forme, pas besoin d’en faire plus. Et comme même en courant, tout cela prend un temps fastidieux, eh bien de l’index gauche je l’accélère – le temps. » 

Philippe Annocque, Vie des hauts plateaux, fiction assistée 
(éd. Louise Bottu, 2014), p. 105 

Littérature expérimentale, dixit l’auteur lui-même. On sent bien à lire (avec entrain) cet étrange livre qu’il y a une astuce et même plusieurs, une contrainte, des lois — un régime, dans les deux sens du mot : ici, la fiction est à la diète, elle ne dispose pour séduire que de quelques éléments frustres, inlassablement recombinés. D’ailleurs ses personnages fantomatiques meurent souvent d’inanition, à deux pas d’un Frigidaire plein qu’ils sont pour quelque mystérieuse raison incapables d’ouvrir. Philippe Annocque les a disposés sur son tapis de jeu, chaque page est une nouvelle partie à la fois déroutante et prévisible, tant sont volontairement limités l’éventail des actions possibles et les ressources du style. Ce recueil de fragments est le jeu d’un enfant mais un enfant tout de même extrêmement inquiétant, malgré l’humour et la placidité apparente du ton. Un enfant sans repères, dirait-on : son identité, celle des autres, son statut (vivant, mort, mort-vivant), son âge, son sexe, rien n’est assuré. Il ne cesse de le répéter, l’existence (ou la société ? elle aussi a ses jeux) est un jeu de rôles moyennement drôle. Binaire à pleurer. Asphyxiant — l’air est rare sur les hauts plateaux. Sinistre au fond. Ce qu’on s’amuse !



samedi 24 janvier 2015

Le venin et l'antidote




"Istanbul gronde. Des élections se sont faufilées dans le collimateur du magma turco-démocratique. Exempte du droit de vote de par son statut d’apolitique touriste, Pomponette n’en suit pas moins les débats avec intérêt et suspicion, comme il se doit. Elle craint que l’islamisme n’islamise un peu trop les islamistes déjà islamisés mais fait confiance aux islamistes point trop encore islamisés pour ne pas se laisser excessivement islamiser. Quant aux musulmans, elle ne sait pas. Il faudrait qu’elle se renseigne."

Claro, Dans la queue le venin, p. 143 
(L’Arbre Vengeur, 2015)


Moi qui d’ordinaire fuis la littérature érotique comme la peste, à plus forte raison si elle est hétérosexuelle (c’est ajouter l’embêtement à l’ennui), j’ai lu en une bouchée cette petite pochade libidineuse mais féministe, où ce sont surtout les mots qui copulent, et plutôt joyeusement (on y lira du reste une très belle page sur la sodomie, l'auteur supputant que le rectum est le siège de l'âme, "cette pouffiasse sublime"). Ça paraît dans trois semaines, vous ne pourrez pas le rater : la couverture est d’un jaune éclatant, à faire pâlir les canaris. Éclatante est aussi l’actualité du texte — ce qui est d’autant plus fort qu’il n’est donc pas encore paru — comme le prouve le passage ci-dessus, absolument pas représentatif d’ailleurs, mais on comprendra qu’il m’ait frappé. En tout cas, Claro est le contre-poison qu’il faut aux lecteurs de Houellebecq : grâce à lui ils découvriront un personnage de femme, une vraie (1), qui baise et qui pense, ça leur fera tout drôle.

(1) À lui seul son nom — Pomponette Iconoudoule — est un gage de réalisme. 



mercredi 21 janvier 2015

Suggestion de présentation





Il est encore chaud et ne sera servi à bonne température que le 18 mars, mais je voulais vous le montrer parce que je le trouve très joli. On notera qu'il est bleu comme son aînée L'ironie du sort, dont il pourrait d'ailleurs être une note de bas de page (lui-même en comportant soixante tout rond réparties sur 90 pages, soit 0, 66 note par page en moyenne, trompeuse moyenne, il peut y en avoir trois sur la même). 



lundi 19 janvier 2015

Mémentos





Lassé de poursuivre des efforts inutiles porter son attention au ciel où à la suite du sublime disparu les nuages continuent à passer en mémentos de ce qui ne pourra jamais être pensé. [p. 27-28]

Les putain merde qu'il lâche en file dans l'après-coup du coup qu'il s'est donné faute d'une réaction propre à en combler le vide sont autant d'explétifs d'une phrase qui en serait uniquement composée pour être précipitée dans le gouffre sans fond du sens comme le sacrifice le plus spontané authentique et convenable que celui-ci puisse agréer et les mêmes à peu près qu'il fait monter par une belle et pure nuit d'été à l'adresse du ciel étoilé. [p. 46-47]

Ce monde qui n'est qu'un mot il suffit de l'accident d'une rencontre éphémère pour le pousser d'un dernier degré vers l'insubstantiel et en faire un sourire. [p. 67]

Marc Cholodenko, Puis gris que dilue du rose que brûle le bleu (P.O.L, 2014)


samedi 17 janvier 2015

Sorti de là





On verra bien, disais-je. C’est difficile de voir. Concrètement, cet élan bouleversant de bienveillance et de fraternité dont j’ai été saisi comme tout un chacun, semblait-il, dimanche dernier, ne trouve pour moi à s’exercer que sur les caissières du Super U, ma pharmacienne, mon buraliste. Je leur souris de toutes mes dents, et c’est avec grâce que je fais la queue à la boulangerie. De retour dans mon immeuble, je tiens la porte à la clientèle de l’orthophoniste du premier avec une patience d’ange. Sorti de là, que faire ? 

J’ai lu Soumission de Michel Houellebecq. C’est un livre qui remue la merde, à feu doux, dans une petite marmite en fonte, avec une vieille cuillère en bois. Ça se lit comme son héros baise, “sans fatigue et sans joie”. À l’instar de son auteur, je ne suis pas sûr d’avoir l’énergie d’en penser quelque chose. 

Pouvoir de la musique ou pouvoir de la mort ? N’importe quelle musique, pendant un enterrement, tirerait des larmes, se dit-on d’abord pour se dédouaner, puis on en imagine quelques autres, et en fait non.



jeudi 15 janvier 2015

Quasi une minute de presque silence







Wozu es dulden, dass man von irgendeinem Himmel auf diese schwarze, stachelige Erde geworfen worden ist ? 

À quoi bon souffrir d’avoir été jeté du haut de je ne sais quel ciel sur cette terre noire hérissée de piquants ?

Kafka

(musique et chant : Jody Pou)



lundi 12 janvier 2015

Hier a de l'avenir




d'après une photo d'Irene Camargo de Staal



Avant d'y aller, j'ai entendu un reporter vibrer à la télé : "Quelque chose est un train de se passer". Beckettien sans le savoir, ai-je pensé. N'empêche, une fois sur place, faut bien l'avouer, quelque chose se passe, comme un détour dans le cap au pire. On verra bien. 




vendredi 9 janvier 2015

Souvenirs de guerre




Je me souviens qu’en 1995 j’étais un lecteur de Charlie, je l’achetais tous les mercredis. J’étais alors objecteur de conscience et j’effectuais mes dix-huit mois à la garderie de Solidarité Enfants Sida. Un soir de Sidaction, j’avais fais partie d’une petite armée de bénévoles assurant le standard téléphonique de Sida Info Service, nous étions peut-être une cinquantaine, je ne sais plus, alignés dans une salle de la mairie de Marseille. J’avais dû essuyer un feu assez nourri d’appels homophobes (sur l’air de “ils l’ont bien cherché”, on en était là), auxquels j’avais bien été forcé de répondre poliment, d’une voix tremblant de rage contenue — une expérience intéressante — ; remonté comme on l’est à vingt ans, j’en avais fait le récit vengeur, et Charlie avait publié mon témoignage. C’était la première fois que je voyais mes mots imprimés quelque part, et j’aime l’idée que ce soit là. Quelques mois plus tard, j’avais participé au dépôt d’une gerbe à la mémoire des déportés homosexuels (activiste par amour, pour être honnête : je sortais à l’époque avec un garçon très militant — le fils d’un Algérien et d’une Normande, alliance redoutable), la cérémonie avait été tendue (les autres gerbes nous lorgnaient d’un sale œil) et rebelote, Charlie avait accueilli mon reportage dans ses colonnes, je m’étais fait l’effet d’un envoyé spécial. 
Je me souviens que le premier de ces deux courriers d’un lecteur avait été illustré par Charb… mais hélas je ne souviens pas de son gag. J’ai cherché partout la coupure, je ne la retrouve pas. Elle a disparu.



jeudi 8 janvier 2015

Ça tire




Je n’étais pas descendu dans la rue depuis longtemps, d’ordinaire les foules me font un peu peur, mais la vision de cette marée de têtes se reflétant dans le miroir de l’ombrière, sur le Vieux-Port, autour de l’éclat des bougies composant les mots Charlie Hebdo — cette vision était rassurante ; pas de musique, pas de slogan, les gens immobiles parlaient bas, cela faisait un brouhaha qui était presque du silence (si toutes les manifs étaient comme ça, je viendrais plus souvent).

Je voulais être Cabu à douze ans. Se marrer dans son coin en faisant des dessins, pas de doute, c’était le plus beau métier du monde. En silence, l’air de rien, le trait qui jaillit, la merveilleuse vacherie des timides.


Le vertige de la mise en présence, dans le réel et dans l’esprit, de l’espièglerie, est-ce possible, de l’espièglerie et du fusil automatique — et le sang d’encre qu’on se fait à voir mourir le Grand Duduche.




Les vœux de Georges Wolinski en 1977



lundi 5 janvier 2015

Comme des preuves





L'imagination n'est pas, comme le suggère l'étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. Un homme est un homme dans la proportion où il est un surhomme. On doit définir un homme par l'ensemble des tendances qui le poussent à dépasser l'humaine condition. Une psychologie de l'esprit en action est automatiquement la psychologie d'un esprit exceptionnel, la psychologie d'un esprit que tente l'exception : l'image nouvelle greffée sur une image ancienne. L'imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente de la vie nouvelle, elle invente de l'esprit nouveau ; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision. Elle verra si elle a "des visions". Elle aura des visions si elle s'éduque avec des rêveries avant de s'éduquer avec des expériences, si les expériences viennent ensuite comme des preuves de ses rêveries. 

Gaston Bachelard, L'Eau et les Rêves (1942)




dimanche 4 janvier 2015

Balalaïka





La théorie des cordes, très bien, mais la pratique ? On imagine la taille du plectre. 




jeudi 1 janvier 2015

Meilleurs vœux du hasard




Bonté divine, quelle chance y avait-il pour que les deux derniers livres que j'ai lus en 2014 — Monk (1996) et Souvenirs de Pologne (1960) — citent la même phrase de Freud : "Un artiste est un névrosé qui se soigne lui-même" ? 
Obligé d'y voir un signe, un viatique, un encouragement pour l'avenir. Bonne santé, bande de malades !