jeudi 30 juin 2016

Personne au monde




Bien plus tard, j'écarte un coin de rideau et regarde par la fenêtre. Comme blotti contre Fafner, qui l'accueille d'une façon tout à fait paternelle, un jeune motocycliste de Berne dort sur sa motocyclette, comme une étrange créature d'un autre monde. Craignant la pluie, il a fait de son "tapis de sol" une grande bulle qui protège maintenant et la machine et son conducteur. Sous une lumière atténuée qui vient de loin, il a l'air d'un ange à peine formé, vision trouble à travers le plastique transparent. Il ne savait pas si Marseille était une grande ville, ni à quelle distance elle se trouvait, et il nous a expliqué, un peu timidement, qu'il ne connaissait personne à Marseille, avec le même ton qu'on emploierait pour dire : "je ne connais personne au monde" ; mais maintenant il dort, la tête appuyée sur son sac de couchage, les pieds sur le guidon, et son visage d'adolescent est illuminé par un sourire paisible.

Carol Dunlop in Les Autonautes de la Cosmoroute, entrée du 11 juin 1982 — en rouvrant ce livre au hasard, j'ai été assez ému soudain par ce jeune Bernois fantomatique, sans doute encore en vie aujourd'hui, quinquagénaire, il faut l'espérer ; sait-il seulement qu'une poétesse mourante a posé son regard maternel sur lui, une nuit de juin, sur une aire d'autoroute ?


jeudi 23 juin 2016

Pour le fumet, pour le devoir





Quelle histoire ! Tout ça, on garde évidemment criait Jeanjean au technicien, fauvettes en sus, on garde aussi criait encore Jeanjean toujours au même, lequel crapahutait sur le pick-up avec son nagra neuf, oublieux du complet, les deux jambes avalées par le courant glacé de la rivière. Étals de loupe et thèse au lac, on garde, on garde, pour le fumet, pour le devoir — Jeanjean voulait tout commenter —, pour le poisson liquide, pour son eau claire, le sexe de l’écrevisse, on garde, cran d’égoïne, on garde aussi, marquise, orchestre, pareillement on garde, les joueuses de volant, le cresson, on garde, on a besoin, dit-il, on a besoin, souvenez-vous du menuisier, de l’horreur de la rive, des corps dans l’herbe, des figurines posées par les anciens, le feu des feuilles, c’est égal, criait toujours Jeanjean infatigué, prends-le avec ta perche, mais prends-le donc, sa nappe pourra servir, Jeanjean préfabriqué, ajoutant, hors d’haleine : l’âme d’une fumée n’a jamais fait tourner le lait que je sache, les couleurs sont fanées, quel bonheur, prends-les, bon dieu. 
[pp. 164-165]


Un monde ne se partage pas vraiment car le partage est déjà fait, il faut des noms. 
[p. 179] 


Pierre Parlant, Pas de deux (2005)


vendredi 17 juin 2016

Un degré de séparation


Ce soir-là (il y a tout juste une semaine), en me rendant pour la première fois au théâtre de La Gare Franche, à Saint-Antoine, au nord de Marseille, j'étais loin de me douter que j'y trouverais un vieux piano ayant appartenu à un élève d'Erik Satie... et j'aurais pu croire avoir rêvé si quelqu'un de l'endroit n'avait eu la bonne idée de me filmer alors que je tentais, après le spectacle, d'entrer en communication avec le maître d'Arcueil. 


(Le spectacle, d'ailleurs, mérite qu'on en parle : c'était l'adaptation du très beau roman de Noémi Lefebvre, L'enfance politique, par Pierre Laneyrie et Marianne Houspie, que défendait seule en scène cette dernière, magnifiquement. Ce qu'on appelle une bonne soirée et une bien aimable ironie du sort.)




jeudi 16 juin 2016

Forge obscure





Quand le regard de Claggart se posait à la dérobée sur le fier Billy qui déambulait sur le pont supérieur des batteries pendant les loisirs du second quart de chien en échangeant au passage des salves de plaisanteries avec d’autres jeunes promeneurs, ce regard suivait le joyeux Hypérion marin avec une expression méditative et mélancolique qui ne quittait pas son visage, les yeux étrangement baignés de fiévreuses larmes naissantes. Claggart apparaissait alors comme l’homme de douleurs. Oui, et parfois l’expression mélancolique se nuançait de tendre nostalgie, comme si Claggart aurait pu aimer Billy n’eût été l’interdit du destin. Mais c’était là une nuance fugitive, vite effacée par un regard implacable qui crispait et fripait le visage jusqu’à lui donner momentanément l’aspect d’une noix ridée. Parfois aussi, apercevant d’avance le gabier de misaine comme celui-ci s’en venait dans sa direction, il s’écartait quelque peu un instant avant leur rencontre pour le laisser passer, décochant à Billy l’espace d’un moment l’étincelante satire dentale d’un Guise. Mais chaque fois qu’il le rencontrait de manière soudaine et imprévue, une lueur rouge jaillissait de sa prunelle comme une étincelle de l’enclume d’une forge obscure. 

Herman Melville, Billy Budd, marin (récit interne), chap. 17




mercredi 15 juin 2016

Omission impossible





“Si on lit l’original de cette histoire, on s’aperçoit, paraît-il, que l’interprète n’a pas traduit ce présent chapitre tel que Sidi Ahmed l’avait composé. Il a omis un exorde où le Maure se reproche d’avoir entrepris un récit aussi sec et limité, dans lequel il ne parle que de don Quichotte et de Sancho, sans oser aucune digression, aucun épisode plus sérieux ou plus divertissant. L’auteur ajoute qu’avoir toujours l’esprit, la main et la plume occupés à écrire sur un seul sujet, et à faire parler un petit nombre de personnages, est pour lui un travail contraignant, qui ne peut lui valoir aucun avantage […] Si donc il s’enferme dans les strictes limites de son récit, alors qu’il a le talent, l’intelligence et les connaissances qu’il faut pour traiter des choses de l’univers entier, il prie qu’on veuille bien ne pas mépriser son travail et qu’on le juge moins sur ce qu’il écrit que sur ce qu’il a omis d’écrire.” 

Don Quichotte, seconde partie, chapitre XLIV


lundi 13 juin 2016

Somewhere over the sorrow




Rassemblement sur la Canebière, tout à l'heure, près du kiosque à musique, en hommage aux victimes d'Orlando. Deux cents personnes à tout casser. Un seul pédé de ma connaissance (un Arabe). Une minute de silence est respectée, puis nous marchons vers le Vieux Port, sagement, sur le trottoir. Une phalange de gouines énervées, au cri de "La rue est à nous !", convainc la petite foule d'investir le boulevard. Nous gênons dans sa progression une voiture occupée par cinq types (des Arabes), l'un d'eux nous crache dessus, un autre s'exclame "Vive Daesch !", se voit en retour assez comiquement traité d'enculé, la police qui encadre la manifestation les laisse partir comme si de rien n'était. Des badauds nous regardent passer, au mieux indifférents. Comme nous arrivons sur le quai, quelques gouttes se mettent à tomber. Le ciel est mi bleu mi nuageux, superbe, un fort vent souffle, j'espère un arc-en-ciel (en vain). La petite troupe, qui bien vite se clairsème, se réfugie sous le miroir de l'ombrière. Un groupe de filles pousse la chansonnette, l'une d'elles porte une pancarte qui proclame : "11 septembre, révélations du FBI : les tours jumelles étaient lesbiennes". Un garçon allume une torche. Des mouettes orangées font leur ronde. Nous ne sommes bientôt qu'une vingtaine. J'ai froid. Nous rentrons, pas très gais.






vendredi 10 juin 2016

Petite annonce





Qu'on le tambourine : lecture augmentée de L'ironie du sort demain soir à Marseille, en duo avec le musicien François Rossi (lequel, comme Hitch, joue de la batterie). Cliquez sur l'image pour tout savoir. 

jeudi 9 juin 2016

Child that has been in hell




Autoportrait de Stevenson dans une lettre à J. M. Barrie écrite à Samoa le 3 avril 1893 : 

Excessivement maigre, brun, plutôt coloré […] et ridé, grisonnant, aspect général d’un foudroyé — ou d’un jeune homme brisé — ou pour emprunter une expression de Carlyle sur de Quincey d’ “Enfant qui a été en enfer”. Passé excentrique — obscur et oh ! nous n’en parlons jamais — Présent industrieux respectable et bêtement satisfait. Aimait beaucoup parler d’Art, n’en parle plus […] Nom dans la famille, la Célébrité Apprivoisée. Cigarettes sans interruption, sauf en cas de toux ou de baiser. Irrémédiablement empêtré dans la vie domestique. Boit beaucoup. Jure un peu. Caractère instable. Peut avoir des manières pompeuses, mais sujet aux transes. Fondamentalement l’employé de commerce ordinaire : accusé de tricher aux cartes, se croirait obligé de se brûler la cervelle, aussi peu qu’il en ait envie. Invalide depuis dix ans, mais peut dire fièrement que cela ne se voit pas. (Quand il se sent bien, ressemble à un garçon brun au caractère incertain, mais quand il va mal est un invalide au sourire évanescent.) A une propension à expliquer l’univers. Écossais, monsieur, Écossais.


Exceedingly lean, dark, rather ruddy [...] crow's-footed, beginning to be grizzled, general appearance of a blasted boy — or blighted youth – or to borrow Carlyle on De Quincey "Child that has been in hell". Past eccentric — obscure and O no we never mention it – present, industrious respectable and fatuously contented. Used to be very fond of talking about Art, don't talk about it anymore [...] Name in family, The Tame Celebrity. Cigarettes without intermission except when coughing or kissing. Hopelessly entangled in apron strings. Drinks plenty. Curses some. Temper unstable. Manners purple on an emergency, but liable to trances. Essentially the common old copybook gentleman of commerce : if accused of cheating at cards, would fell bound to blow out's brains, little as he would like the job. Has been an invalid for ten years, but can boldly claim that you can't tell it on him. (When he's well he looks like a brown boy with an uncertain temper, but when he is ill he's a rose-garden invalid with a sainted smile.) Given to explaining the universe. Scotch, sir, Scotch. 


mercredi 8 juin 2016

Reconnaissance



Comme la petite mare aux canards du Jardin d’Acclimatation frissonnait dans la gloire inquiète du soir, dans cet or tremblant entre les petites barques à peine balancées qui semblaient en partance pour la mer infinie, remuées par un vent du large, la musique se mit à jouer Estudiantina. Alors M. Cravant, sa femme et sa belle-mère, transportés de retrouver, objet de la ferveur, maître de l’attention de la foule, un air qu’ils connaissaient de longue date et pour ainsi dire intimement, qui le soir avait souvent bien voulu se faire entendre à leur piano quand ils étaient “entre eux”, que M. Cravant traitait alors sans façon jusqu’à l’écouter en robe de chambre, commencèrent à écouter en donnant les signes d’une joie orgueilleuse et protectrice. Et à tout instant, après avoir concentré leur attention inquiète comme si les musiciens allaient se tromper, ils opinaient de la tête, semblant dire : c’est bien cela, oui, c’est cela, c’est bien lui, toujours le même, mêlant à un sourire d’approbation qui certifiait l’exactitude de l’exécution, un regard attendri qui sous-entendait les mérites de “leur” air. Ils tenaient à ce qu’on sût qu’ils le connaissaient, que si l’air n’avait pas été sur l’estrade il les aurait reconnus, qu’il y avait longtemps qu’ils le connaissaient, qu’ils l’avaient tenu sur leurs genoux. 

Proust, Jean Santeuil, fragment inachevé (je souligne)