vendredi 22 juillet 2016

L'haleine froide des choses qui dorment





Tout le monde est couché dans l'appartement silencieux... — J'entr'ouvre la fenêtre pour voir une dernière fois la douce face fauve, bien ronde, de la lune amie. J'entends comme l'haleine très fraîche, froide, de toutes les choses qui dorment — l'arbre d'où suinte de la lumière bleue — de la belle lumière bleue transfigurant au loin par une échappée de rues, comme un paysage polaire électriquement illuminé, les pavés bleus et pâles [...] L'heure divine ! Les choses usuelles, comme la nature, je les ai sacrées, ne pouvant les vaincre. Je les ai vêtues de mon âme et d'images intimes ou splendides. Je vis dans un sanctuaire, au milieu d'un spectacle. Je suis le centre des choses et chacune me procure des sensations et des sentiments magnifiques ou mélancoliques, dont je jouis. J'ai devant les yeux des visions splendides. Il fait doux dans ce lit... Je m'endors.

Poème en prose "griffonné sur une petite feuille de vilain papier quadrillé" par Proust à 17 ans, au lycée Condorcet, au mois de novembre 1888.


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