mardi 29 août 2017

Un bon rêveur ne se réveille pas





"La musique, le clair de lune et les rêves sont mes armes magiques. Toutefois par musique on ne doit pas seulement comprendre celle que l'on joue, mais aussi celle qui reste éternellement non jouée. Par clair de lune on ne doit pas supposer non plus que l'on parle seulement de celui qui vient de la lune et donne aux arbres de grands profils ; il y a aussi un autre clair de lune que le soleil lui-même n'exclut pas, et qui obscurcit, en plein jour, ce que les choses feignent d'être. Il n'y a que les rêves qui soient toujours ce qu'ils sont. Ils sont cette partie de nous où nous sommes nés, où nous sommes toujours naturels et nous-mêmes. 
— Mais, si le monde est action, comment le rêve peut-il faire partie du monde ? 
— C'est que le rêve, Madame, est une action devenue une idée, et qui conserve donc la force du monde et en rejette la matière, c'est-à-dire le fait d'exister dans l'espace. N'est-il pas vrai que dans le rêve nous sommes libres ? 
— Oui, mais comme il est triste de se réveiller... 
— Un bon rêveur ne se réveille pas. Je ne me suis jamais réveillé. [...] 
— Mais enfin, qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous ainsi masqué ? 
— À vos deux question, je vous réponds, d'une seule réponse, je ne suis pas masqué. 
— Comment cela ? 
— Madame, je suis le Diable. "

Fernando Pessoa, L'heure du Diable


vendredi 18 août 2017

Une bonne tranche



J’avais le sentiment diffus de l’imminence d’un anniversaire, je viens de mettre le doigt dessus : il y a dix ans presque jour pour jour qu’est paru mon premier livre. Mince alors, dix ans déjà. Je me souviens que j’avais passé les deux semaines précédant l’événement en Ardèche, j’étais heureux comme un pape et je faisais des tartes aux mûres dans une lumière paradisiaque. Je me souviens que j'avais l'âge du Christ, on pouvait dire que je m'en tirais mieux que lui. Je me souviens d’une présentation devant des libraires, l’un d’eux m’avait pris à part ma petite lecture faite pour me féliciter de mon vocabulaire, il avait apprécié par exemple que j’emploie le mot “tombereau”, selon lui les tombereaux se faisaient rares dans la littérature française, ça m’avait frappé, je ne pensais pas (depuis, malgré moi, je les guette). Je me souviens d’une invitation de Matignon à tous les primo-romanciers de cette cuvée-là (environ deux centaines), la curiosité avait été trop forte et je m’étais bourré de macarons et de champagne rosé après le discours du maître de maison, qui s’appelait — soudain effet bal de têtes — François Fillon (je me souviens que son discours lui faisait dire que ses fonctions, hélas, ne lui laissaient pas le temps de lire, ce qui ne l’empêchait pas de gloser deux minutes plus tard sur le succès du moment, Les Bienveillantes (je me souviens que par hasard Thomas Clerc était à côté de moi et que nous avions gloussé de concert)). Je me souviens du tout premier passage radio et que j’avais fait s’arracher les cheveux à l’ingénieur du son de Du jour au lendemain, j’avais la bouche sèche et pétrifié de trac je chuchotais de vagues réponses encombrées de pathétiques décollements de langue, je ne comprenais absolument rien aux questions d’Alain Veinstein. Je me souviens que pendant ce tourbillon parisien notre cumulus avait rendu l’âme et qu’après mon retour triomphant j’avais connu, il fallait bien ça, deux semaines de douches froides…







vendredi 11 août 2017

Comme à un subterfuge




Pianotage d'hier par temps chaud et nuageux, parfait pour bosser des bossas. D'ailleurs celle-ci parle de nuages...

Sinon, et haut la main, la demi-page du mois : 


J'ai dû y réfléchir longtemps pour conclure à légitimer ma dissemblance. Incapable d'être un monsieur qui marche, qui fume, qui voit des amis, ma réaction naturelle est d'inventer dans la glaise ou sur la toile ou sur le papier une démarche, un goût de fumée, une visite où palpitent mes artères. 
Je suis donc convaincu aujourd'hui qu'on ne cherche point, dans l'œuvre d'art, à faire surgir le beau ou le vrai. On n'y a recours — comme à un subterfuge — que pour continuer de respirer. 
Robert Pinget, Entre Fantoine et Agapa (1951)